LE CHÂTEAU DE BRICQUEBEC
La cour du château, lithographie par Maugendre
1 - Histoire
La fondation du château de Bricquebec est traditionnellement attribuée au scandinave Anslech, un membre de l'entourage du comte Guillaume Longue-Épée cité par Dudon de Saint-Quentin et Guillaume de Jumièges. Cette tradition n'est cependant vérifiée par aucune source médiévale, pas plus que ne l’est la filiation généralement établie entre ce personnage et la famille des Bertran, dont l'implantation à Bricquebec n'est attestée qu'à compter du milieu du XIe siècle. Le contexte et la date de constitution de cet honneur demeurent en conséquence relativement obscurs. Vaste domaine forestier, limité vers l'est et le sud par les rivières d'Ouve et de Scie et s'étendant vers l'ouest jusqu'à la mer, il fut l'un des plus importants fiefs seigneuriaux du Cotentin médiéval.
Plan du bourg de Bricquebec en 1782 (détail)
Le premier seigneur de Bricquebec identifié de manière sûre est Robert Ier Bertran, issu d’un lignage tout à fait extérieur au Cotentin. Celui-ci apparaît vers 1060 comme auteur d'une donation substantielle au profit de l'abbaye Saint-Ouen de Rouen, comprenant des biens répartis aussi bien à Bricquebec et ses environs (Magneville, Surtainville, le Vrétot) que dans le Pays d’Auge. Il figure durant la même période comme témoin de plusieurs actes ducaux et assure ponctuellement l'office de vicomte du Cotentin. Il fut manifestement l'un des piliers de la politique de stabilisation menée en Cotentin par Guillaume le Bâtard après la révolte de 1046-1047 et la bataille du Val-ès-Dunes. Son inhumation à Beaumont-en-Auge confirme l’ancrage augeron de sa famille, Bricquebec présentant davantage le caractère d’un domaine satellite à vocation d'approvisionnement économique.
Son fils, Robert II, est réputé avoir participé en 1096 à la prise de Jérusalem. Robert III, mort au siège de Caen en 1138, fut l'un des principaux opposants au parti de Geoffroi d'Anjou lors des guerres de succession consécutives à la mort d’Henri 1er Beauclerc. En 1172, Robert IV Bertran devait pour sa baronnie de Bricquebec le service de cinq chevaliers et détenait en propre le service de trente-trois chevaliers. Il possédait également les seigneuries de Roncheville, Fauguernon, Fontenay-le-Marmion, et la moitié de la ville et du port d’Honfleur. Ses domaines anglais comprenaient le domaine de Barde, dans l'Essex. Il décéda avant janvier 1194, date à laquelle son héritage est confirmé à son fils aîné, Robert V Bertran. À la mort de celui-ci, en 1202, Robert VI était mineur et fut placé, ainsi que ses frères et sœurs, sous la tutelle de Robert de Thibouville. Etant demeuré fidèle à Jean sans Terre lors de l'annexion de 1204, ce dernier se voit en représailles confisquer par Philippe Auguste ses fiefs normands, y compris ceux qu'il avait en garde. Le jeune Robert VI, étant pour sa part resté en Normandie, voit dans le même temps ses domaines d'outre Manche confisqués par Jean sans Terre. Ainsi privé de l’ensemble de son héritage, il doit attendre 1207 pour récupérer ses biens normands et rendre hommage au roi pour sa baronnie de Bricquebec. Loin cependant de se trouver amoindrie par la conquête de 1204, l'honneur de Bricquebec étend au contraire son emprise sur de nouveaux fiefs, issus du démembrement de domaines confisqués par Philippe Auguste sur des normands émigrés ou rebelles (domaine d’Olonde notamment). Robert VI épouse vers 1210 l'une des trois filles de Raoul Tesson, Jeanne, dont il reçoit le fief de Thury. Il suit Philippe Auguste à Bouvines et assiste en 1126 au couronnement de saint Louis. En 1245 son fils aîné, Robert VII, épouse Alix de Tancarville, fille de Raoul de Tancarville, chambellan de Normandie. A la génération suivante, Robert VIII obtient la main de Philippe de Nesles, fille du connétable de France, et il prend part en 1285 à la campagne d’Aragon. En Cotentin, la famille Bertran représente le cas le plus exemplaire d'ascension d’un haut lignage aristocratique dans l'entourage capétien. Sa position culmine au XIVème siècle avec la figure de Robert IX Bertran, dit le Chevalier au Vert Lion. Placé jeune page sous la protection de son oncle, Raoul de Clermont-Nesle, connétable de France, il est âgé de douze ans seulement lorsqu’il participe à la campagne militaire d'Aragon. Ayant hérité en 1307 du domaine paternel, il est adoubé chevalier vers 1310 et épouse en 1318 Marie de Sully, fils d'Henri de Sully, bouteiller de France. Emissaire auprès du roi en Angleterre en 1321, il parvient à sauver ce dernier lors d’une attaque de soldats écossais. Promu maréchal de France en 1325, à l'âge de 37 ans, il effectue ensuite des missions diplomatiques ou militaires en Flandres, Saintonge, Bordelais et Bretagne. Il assiste au couronnement de Philippe VI de Valois à Reims, le 29 mai 1328, et conquiert à son profit l’île de Guernesey.
Ayant obtenu au profit de son tout jeune fils, et grâce à son rang influent, la main d’une riche héritière du Bessin, Jeanne Bacon du Molay, il suscite la colère d’un second prétendant à ce mariage, Geoffroy d’Harcourt, sire de Saint-Sauveur-le-Vicomte, qui par vengeance s’engage dans une guerre privée contre son rival. Condamné pour ces agissements, Harcourt fini par se réfugier à la cour d’Angleterre et y incite le roi Édouard III à prendre pied en Cotentin. Le Chevalier au Vert Lion aurait alors tenté en vain de résister avec une poignée d’hommes à l’armée anglaise débarquée dans la baie de Saint-Vaast-la-Hougue, le 12 juillet 1346. Il organise aussi, avec son frère Guillaume, évêque de Bayeux, la défense du château de Caen. Après le décès du vieux maréchal, dont les fils meurent tous deux sur le champ de bataille, s’éteint une dynastie vieille de quatre cents ans.
Par le mariage de Jeanne Bertran, la baronnie de Bricquebec passe ensuite à la famille Paisnel, qui possédait aussi le château de Hambye. Livrée aux exactions de la soldatesque, soumise aux ravages de la peste et des famines, la presqu’île du Cotentin offre dans la seconde moitié du XIVe siècle le cadre à de multiples échauffourées opposant les troupes françaises, anglaises et navarraises. Un temps, soumise au roi de Navarre, Bricquebec revient rapidement dans le giron français et fournit au roi Charles V un précieux atout dans sa stratégie de reconquête.
Après une brève période de paix, la guerre reprend en 1418. Bricquebec est rapidement occupée par les troupes du roi Henry V d’Angleterre. Offert à William de la Pole, comte de Suffolk, puis revendu par ce dernier au capitaine Bertin Entwistle, le château reste sous domination anglaise jusque en 1450. Lorsqu’en 1452 Louis d’Estouteville, le vaillant défenseur du Mont-Saint-Michel, revient avec ses deux fils prendre possession du château, s’annonce déjà la fin du Moyen Âge. Au début du siècle suivant, les barons de Bricquebec abandonnent l’ancienne forteresse des Bertran pour s’établir dans leur nouvelle résidence, le château des Galleries, édifié suivant les préceptes de la Renaissance italienne.
2 - Architecture
Le château de Bricquebec constitue un ensemble de vaste proportion, présentant une évolution architecturale trop complexe pour être étudiée ici dans le détail. Nous n'intégrons pas ici de réflexion sur la constitution même de la baronnie, ni sur l'hypothèse d'un déplacement du site castral primitif depuis un autre point de l'ancienne paroisse de Bricquebec. L'organisation de la cour actuelle, selon un tracé ovalaire, avec une motte positionnée en débord vers le sud-ouest, maintient probablement dans ses grandes lignes l'assise d'une structure fossoyée primitive. L’assiette du site se développait aussi vers l’est, sur un vaste terrain correspondant à l’actuelle place des buttes.
Le château au XIIe siècle, proposition de restitution (dessin de Christophe ROUIL)
Le château d’époque romane
La spectaculaire aula à bas-côté, associée primitivement à une camera, une turris et à une chapelle canoniale, appartient aux dernières décennies du XIIe siècle. Etudié de manière approfondie par Edward Impey, cet édifice constitue l’un des plus vastes exemples de grande salle d’apparat d’époque romane conservé en France. Mesurant initialement 24 mètres de longueur sur environ 15 mètres de large, elle formait une vaste nef couverte sous une charpente apparente et communiquait au nord avec un unique bas côté, par quatre grandes arcades de profil légèrement brisé retombant sur d’épaisses colonnes à chapiteaux. Sur le front sud, le mur gouttereau, formant initialement limite de la haute cour, conserve trois grandes baies abritées sous des arcs brisés donnant jour à l’édifice. Entre deux de ces fenêtres prenait appui une cheminée sur mur gouttereau, dont seule l’ouverture du conduit, abritée dans un contrefort saillant, est désormais visible depuis les combles. Des traces de polychromie subsistant dans l’ébrasement des fenêtres indiquent que l’intérieur de l’édifice était agrémenté d’un décor peint. A son extrémité occidentale le bâtiment se prolonge par une travée supplémentaire comportant deux niveaux. Au dessus d’un rez-de-chaussée plafonné, celle-ci abrite un étage éclairé par deux baies jumelles en plein cintre percées dans le mur pignon. La communication entre la grande salle-basse et cette pièce haute se faisait par un escalier droit intérieur, conduisant à une porte en plein cintre flanquée de colonnes engagées à chapiteaux végétaux. Depuis l’étage, un couloir voûté menait à des latrines et un escalier en vis logé dans l’épaisseur des maçonneries permettait d’accéder à une coursière située à hauteur des sablières. Stylistiquement, le décor sculpté des chapiteaux végétaux trouvent son point de comparaison le plus proche dans la nef de l’église de Sainte-Mère-Eglise. Il autorise aussi une comparaison significative avec les sculptures de la nef et du narthex de la cathédrale Saint-Pierre de Lisieux, édifiés dans les années 1160-1180 sous la responsabilité de l’évêque Arnoult.
La grande salle d'apparat d'époque romane, avant sa restauration des années 1890 (carte postale ancienne)
Selon l’analyse proposée par Edward Impey, la grande salle d’apparat d’époque romane communiquait également, par le haut-bout oriental de son bas-côté, avec une chambre seigneuriale ou camera qui constituait un bâtiment distinct, formant retour vers l’intérieur de la cour. Cet édifice, entièrement remanié à une date postérieure, est aujourd’hui arasé au niveau du sol. Il comprenait initialement au moins un étage supérieur, vraisemblablement accessible par un escalier droit extérieur. L’ensemble de la structure excavée ayant subsisté est appareillé en moellons de grès et en petites plaquettes de schiste. Il forme un rectangle d’une superficie de 19 mètres 80 sur 8 mètres 20.
Le programme résidentiel avec aula et camera dissociées était également associé à une chapelle canoniale dédiée à la Vierge. Qualifiée en 1456 de « belle et honorable », celle-ci est encore visible sur plusieurs plans sommaires datant de la fin du XVIIIème siècle. Plusieurs modillons romans aujourd’hui conservés dans la cave de la tour dite du Chartrier, ainsi qu’une belle porte de style gothique flamboyant remployée à l’étage de l’ancienne aula romane proviendraient de cette ancienne chapelle, disparue peu après la Révolution française.
Assises romanes de plan circulaire en soubassement de la tour maîtresse des XIVe et XVe siècle
Il subsiste également, affleurant au sommet de la motte, des éléments de soubassement d’une tour de plan circulaire, visibles en périphérie de l’actuel tour maîtresse polygonale. Il s’agit probablement des vestiges du donjon en pierre primitif, qui complétait l’ensemble castral du XIIe siècle. De cette structure subsiste vraisemblablement aussi le niveau de soubassement de plan circulaire, excavé dans le socle de la motte. La date de destruction de ce premier donjon en pierre n’est pas définie avec précision. Elle pourrait coïncider avec la suppression du bas-côté de la grande aula romane, qui fut manifestement consécutive à un incendie identifiable par des traces de rubéfaction localisées à l’intérieur des combles ainsi que sur les fûts des colonnes situées aux deux extrémités du bâtiment.
La tour quadrangulaire établie en flanquement sur le mur d’enceinte nord-ouest, dite Tour du Chartrier, résiste à une datation précise. Il apparaît cependant que le voutement sur croisée d’ogives de son rez-de-chaussée semi-enterré résulte manifestement d’une reprise effectuée au XVe siècle sur un édifice antérieur. Rien n’indique cependant qu’il puisse s’agir d’un édifice d’époque romane.
Extensions et reprises architecturales du XIVe siècle
L'observation attentive de l'édifice suggère que la construction de l'enceinte en pierre avec ses bâtiments accolés et ses tours de flanquements résulte pour l’essentiel d'une phase d'aménagement de la première moitié du XIVe siècle. Une insertion datant de cette période est en particulier repérable au niveau de grande tour d'angle sud-est, dite "tour de l'Épine", qui formait un ensemble solidaire avec un beau bâtiment résidentiel édifié en prolongement du mur-pignon oriental de la aula romane. Ce logis comptait deux niveaux d'élévation, avec pièce haute sous charpente apparente, éclairés par de hautes fenêtres à trilobes ajourés. La distribution verticale du logis s'opérait par un escalier en vis logé dans la tour de l'Épine, qui abritait également des pièces de retrait et communiquait à son tour avec des latrines logées dans l'épaisseur du mur d'enceinte sud. La portion de courtine correspondante se limitait dans son état du XIVe siècle à enclore l'espace situé entre la tour de l'Épine et le mur-pignon est de la grande salle romane, dont la longue façade postérieure, équipée d'une coursière, formait au-delà prolongement du rempart. Côté nord, le premier étage du logis communiquait aussi avec le chemin de ronde établi sur la courtine, et rejoignait deux autres tours circulaires.
Tour de l’épine et vestiges du logis du XIVe siècle
L'ouvrage d'entrée à deux tours de flanquement polygonales situé en prolongement, ainsi que les bâtiments d'habitation accolés aux murs d'enceinte de part et d'autre, peuvent également être datés avec vraisemblance du XIVe siècle. Au centre de la portion de mur d’enceinte située entre la tour carrée dite tour du chartrier et l’ouvrage d’entrée nord, subsiste en particulier les vestiges d’une cheminée encadrée de colonnes à chapiteaux dont le décor végétal est bien datable, selon des critères stylistiques, du second ou troisième tiers du XIVe siècle. Il faut inclure dans la même phase de modification de l’édifice le voutement du rez-de-chaussée semi-enterré de l’ancienne camera romane, constitué de délicates nervures à clefs ouvragées supportées par une alternance de piliers ronds et octogonaux. Au terme de ces travaux, la cour du château formait un ensemble densément loti, entièrement entouré de bâtiments résidentiels.
Courtine nord/ nord-est
La haute tour maîtresse résulte pour partie d'une phase de construction légèrement antérieure ou immédiatement contemporaine des événements de la guerre de Cent Ans. Il s'agit un ouvrage à onze pans, implanté sur le sommet d'une motte artificielle. Il prend appui sur les fondements, encore partiellement visibles, d'un donjon antérieur de plan circulaire. Le rez-de-chaussée aveugle donne accès à un puits abrité sous un habitacle saillant de maçonnerie servant également à loger un escalier en vis reliant le premier étage. Les niveaux supérieurs étaient plafonnés, à l'exception de la plate-forme sommitale du donjon, portée sur une voûte d'arêtes à multiples voûtains. L'analyse de la structure du XIVe siècle est compliquée par une importante reprise architecturale effectuée au siècle suivant. L'analyse du premier étage montre en premier lieu que les murs ont alors été intégralement renforcés par un doublage presque systématique des maçonneries internes, pour atteindre 2 mètres 50 d’épaisseur. Lors de la même phase de travaux, un escalier en vis destiné à desservir les niveaux supérieurs a été assis dans l'ébrasement de l'une des fenêtres à meneaux qui éclairaient cet espace. Deux autres fenêtres à meneaux ainsi qu'une porte ouvrant au sud ont également été obstruées. La cheminée qui chauffait la pièce a été maladroitement condamnée pour servir d'appui à un nouvel âtre, installé ensuite au niveau supérieur. Des latrines, dont seul le débouché extérieur est encore visible, ont également été noyées dans les maçonneries lors des remaniements effectués au XVème siècle. Ces modifications visaient manifestement à renforcer les maçonneries des niveaux inférieurs pour asseoir au dessus de nouveaux étages. L'observation attentive des parements externes confirme cette lecture, en permettant d'observer une ligne horizontale de reprise située assez précisément à hauteur du plafonnement du premier étage de la tour. L'hypothèse privilégiée résultant de cette analyse est que le donjon de Bricquebec a fait l'objet d'une première reconstruction au XIVe siècle, sur la base arasée d'une tour romane antérieure. Cet édifice polygonal ne comptait alors qu'un unique étage, pièce haute abondamment éclairée par trois larges fenêtres, équipée de latrines et d'une cheminée, et accessible par une porte haute ouvrant du côté sud. Les parements internes étaient recouverts d’un décor peint en faux appareil à doubles traits de couleur rouge, dont il subsiste quelques résidus. C’est uniquement lors d'une reprise postérieure que cette construction a été augmentée de trois niveaux supplémentaires, pour prendre l'élancement vertical que nous lui connaissons aujourd'hui.
Plan, coupe et élévation du donjon. Aquarelle de Aillet, 1845
(Archives de la Commission des Monuments historiques).
Une gravure publiée en 1840 par Théodose Dumoncel dans la Revue archéologique du département de la Manche montre que la porte sud, ouvrant jadis au premier étage du donjon, permettait une communication directe avec un grand corps de logis qui s’étendait depuis le pied de la motte jusqu’au contact du mur pignon occidental de la aula romane. Ce logis détruit, dont il ne subsiste en élévation que quelques vestiges, n’a jamais fait l’objet d’une véritable tentative d’interprétation archéologique. Sur plusieurs plans aquarellés levés à la fin du XVIIIème siècle ce dernier est légendé sous l’appellation « maison des chefs ou maîtres ». L’élévation sud en est documentée par un dessin fait par Charles de Gerville, lors d’une visite effectuée en compagnie de John Sell Cotman au matin du 22 juillet 1822.
Le bâtiment apparaît aussi sur une lithographie de Engelman datée de 1830, très similaire au dessin de Gerville. Il avait en revanche été détruit lorsque Dumoncel fit exécuter en 1840 de nouveaux dessins. Les deux vues du début du XIXème siècle montrent un haut corps de logis comportant trois niveaux d’habitation et formant clôture de la cour du château sur son front sud-ouest. Le parement externe en était renforcé par une série de contreforts reliés en leur sommet par des arcs en plein-cintre, sorte de lésènes délimitant quatre travées régulières. La rangée de fenêtres visibles sur le dessin de Gerville était constituée des baies rectangulaires divisées par des meneaux. En raison de sa connexion fonctionnelle avec la tour maîtresse, il est vraisemblable que cet édifice appartenait aux grandes campagnes de modernisation du château menées au XIVème siècle.
Logis disparu, dessin de Charles de Gerville, 1822
Nommé en 1345 « capitaine commis par le Roy aux frontières de la Mer, depuis Honefleu jusques en Bretagne », doté d'une fortune assez considérable, le maréchal Robert Bertran était particulièrement à même d'entreprendre dans la première moitié du XIVe siècle une importante campagne de construction, associant étroitement préoccupations défensives et exigences résidentielles. Cette reconstruction est susceptible de s’être prolongée durant l'occupation navarraise des années 1354-1366, période propice aux travaux de mise en défense, marquée par la présence fréquente du prince Louis, voire du roi Charles II en personne.
Le château des Estouteville
Aux constructions du XIVe siècle s’ajoutent d’autres travaux important menés au siècle suivant. Ceux-ci ne sont malheureusement documentés par aucune source écrite identifiée, mais s’inscrivent manifestement dans le cadre de la reprise en main de la baronnie par les d’Estouteville, au lendemain de la guerre de Cent ans. Nous avons déjà évoqué la reconstruction partielle de la tour maîtresse polygonale, dont l’élancement vertical actuel résulte de l’addition de trois niveaux supplémentaires venus se superposer à l’édifice antérieur. Pour surprenante que puisse apparaître une datation aussi tardive du donjon de Bricquebec, cette proposition, induite par le phasage relatif de la construction, est confortée par les modénatures des éléments en place : cheminées avec consoles à triples quarts de rond ou fenêtres à meneaux avec chanfreins de section aîgue, que l’on retrouve couramment dans un contexte local durant la seconde moitié du XVe siècle.
Il convient également d’attribuer à l’intervention des Estouteville le grand ouvrage d’entrée, dit Tour de l’Horloge, qui commande à l’ouest l’accès au château depuis le bourg de Bricquebec. Véritable beffroi seigneurial, ce dernier comprend deux étages résidentiels équipés de cheminées, de grandes baies à coussièges et de latrines. Le passage charretier, jadis précédé par un pont-levis à bascule, est protégé une rangée de mâchicoulis ainsi que par deux herses isolant un sas surmonté par un assommoir. Côté sud, la Tour de l’horloge est reliée au donjon par un haut mur d’enceinte. Côté nord, elle prend appui sur les vestiges d’une tour polygonale plus ancienne, vestige probable d’un ouvrage d’entrée antérieur à deux tours flanquantes, qui présentait sans doute une élévation assez similaire à celle de la porte nord-est.
La Tour de l’Horloge, un beffroi seigneurial du XVe siècle
(carte postale ancienne)
C’est également dans la seconde moitié du XVe siècle qu’il convient de situer la construction du front sud de l’enceinte, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui. Selon notre analyse, seule avait été construite auparavant la petite portion de courtine reliant la tour de l’Epine au contrefort sud-est de la aula romane. Une fois augmenté, ce mur d’enceinte se développait jusqu’au grand logis médiéval disparu, qui reliait ensuite la tour maitresse par un passage vouté. Il intègre une large structure quadrangulaire ouverte à la gorge, formant sur l’extérieur de la courtine une saillie d’environ cinq mètres. Les deux niveaux supérieurs d’occupation qu’il abrite sont éclairés par des fenêtres étroites à traverse médiane et chanfreins épais. L’étage supérieur est doté de latrines en encorbellement et équipé d’archères présentant une faible valeur défensive. Qualifié de plateforme en légende des plans du XVIIIème siècle cet édifice ne paraît pas cependant avoir jamais été adapté au tir d’artillerie.
Plan du château vers 1780 (coll. Bbh J. Prévert de Cherbourg)
Julien DESHAYES (Pah Clos du Cotentin, 2004/2008)
Sources :
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