La figure de Jeanne de France, dame de Valognes dans la seconde moitié du XVe siècle, n’a laissé que peu de traces dans la mémoire locale. Bien qu’il fut souvent éclipsé par celui de son époux, son souvenir se matérialisait pourtant dans notre ville par des constructions significatives, telle la « tour Madame Jeanne », l’une des tours défensives du château médiéval démoli en 1688, et la chapelle et les bâtiments de l’hôtel-Dieu, réaffectés depuis en haras d’étalons puis transformés en centre culturel. La vie de « Madame l’Amirale » recouvre une période de reconstruction et de redressement économique qui, au lendemain de la guerre de Cent ans, a marqué l’histoire du royaume de France en général, celle de Valognes et du Cotentin en particulier.
Selon Brantôme, le roi Louis XI changeait de femme comme de bonnet de nuit. Thomas Bazin en donne un portrait de ripailleur, amateur de filles de joie aux noms évocateurs, telle la Jacqueline de Dijon, la Gigonne de Lyon ou la Catherine de Vaucelle. Mais ce roi qui fut si souvent calomnié par ses nombreux détracteurs, que l’on a même soupçonné d’avoir fait assassiner Agnès Sorel, la maîtresse de son père, ne prit jamais de favorite officielle. Après un premier mariage contracté en 1436 avec Marguerite d’Ecosse, qui meurt en 1445, Louis XI se remarie en 1451 avec Charlotte de Savoie, et l’on estime que, malgré la laideur proverbiale de cette dernière (selon Philippe de Commynes, « la reine n’était pas de celles où l’on devait prendre tant de plaisir, mais bonne dame »), le roi lui resta en fait exemplairement fidèle, n’ayant connu que quelques « amourettes » entre ses deux mariages.
Son premier amour de jeunesse fut Phélise Regnard (v.1424-1474), fille d'Aymar Reynard seigneur de Saint-Didier, veuve en 1452 d’un écuyer nommé Jean Pic. Phélise aurait donné à Louis au moins deux filles : Guyette, qui sera mariée à Charles de Baillans, secrétaire du roi, et Jeanne, la future Dame de Valognes, née en 1447.
Jeanne était donc nettement plus âgée que ses deux demi-sœurs, les filles légitimes du roi, Anne, née en 1461, et Jeanne (dite Jeanne de France, canonisée au XVIIIe siècle sous le nom de sainte Jeanne de Valois), son homonyme, née en 1464, qu’elle a toutefois étroitement côtoyées et, semble-t-il, beaucoup aimées. Malgré son statut de bâtarde qui la disqualifiait au regard de ses cadettes, son mariage représentait cependant pour le roi un enjeu important, relevant pleinement de la raison d’Etat. Au même titre que le mariage de sa sœur Anne avec Pierre de Beaujeu, héritier en 1488 du duché de Bourbon, l’union de Jeanne avec Louis, le bâtard de cette même maison de Bourbon, servait la politique d’unification nationale menée par le roi, qui voulait s’attacher à tout prix cette puissante lignée de grands féodaux.
Fils naturel du duc Charles de Bourbon, Louis était connu comme un excellent homme de guerre. Selon l’historien du XVIIe siècle Antoine Varillas, « II avait porté les armes dès l’âge de 13 ans. II avait servi d'abord en qualité de simple fantassin, et ensuite on l’avait fait archer d'un homme d'armes dans la compagnie de cent lances du duc de Bourbon. II avait passé de là par tous les degrés, jusqu'à commander durant la guerre du Bien Public toute la cavalerie des princes ligués, à la réserve de celles de Bourgogne et de Bretagne ». C’est précisément par ce que le roi Louis XI avait été impressionné par les qualités militaires de son adversaire lors de cette guerre civile dite du Bien-Public, qu’il choisit aussitôt de s’en faire un allié, en lui offrant pour cela sa fille Jeanne. Toujours selon Varillas, « Le Roy avait une fille naturelle tout à-fait bien faite, que plusieurs cadets de la maison royale avaient en vain recherchée. Il la maria avec le Bâtard de Bourbon et, parce que ce n'était point alors la coutume de donner beaucoup de dot à cette sorte de princesse, le roi y ajouta l’usufruit du Roussillon et de la Cerdagne, le gouvernement de ces deux provinces et la promesse du gouvernement de la première armée que sa majesté mettrait sur pied ».
Les fiançailles de Louis de Bourbon et Jeanne de France eurent lieu dans l'hôtel de ville de Paris, au début du mois de novembre de l’année 1465, donnant lieu selon un témoin à « plusieurs joyeusetés, danses et autres plaisances ». Le mariage fut célébré au mois de février suivant et Jeanne fut légitimée dans la foulée. Sa lettre de légitimation, est datée du 25 février 1466. Elle présente Jeanne à la fois comme « fille naturelle du seigneur Roi, née de lui et de Phelise Regnard, sa maîtresse alors veuve », et comme « épouse de Louis de Bourbon comte de Roussillon » (filia naturalis Domini Regis per eum et Phelisiam Regnard, domicellam, nunc viduam, genita, uxor Ludovici de Borbonio Comitis Rossilionis).
Notons que, si la dote constituée par le roi Louis XI au profit de sa fille Jeanne porte mention des châteaux, villes, châtellenies, terres et seigneuries de Usson en Auvergne, de Cremieu, Moras, Beaurepaire, Vesille et Cornillon au pays de Dauphiné, son trousseau n’intégrait initialement ni la ville de Valognes, ni aucun autre bien en Cotentin. D’après les sources que nous avons consultées, il faut attendre le mois de mars 1469 pour trouver mention du bâtard de Bourbon qualifié à la fois de « comte de Roussillon, amiral de France et seigneur dudit Valognes ».
Conformément aux usages du temps, une fois mariée, Jeanne disparaît pratiquement dans l’ombre de son énergique époux. Sans détailler ici les nombreuses missions militaires et diplomatiques dirigées par Louis de Bourbon, retenons que celui-ci s’impliqua en premier lieu dans la soumission de villes rebelles de Normandie, avant de mener plusieurs ambassades difficiles en Angleterre. « Pour les vertus dont il estoit garny, et aussi parce qu’il avoit espousé la fille naturelle du roy », il reçut à la fin de mai 1466 le titre d’Amiral de France, lui donnant un commandement nominal sur l’ensemble de la flotte royale. En 1467 et 1468 il intervint de nouveau en Normandie, face aux armées coalisées du duc de Berry et du duc de Bretagne, dont il fut victorieux. Louis XI, le jour même de l'institution de son Ordre de Saint Michel, en août 1469, lui donna en récompense l’un des premiers colliers. Il semble probable qu’il reçut la seigneurie de Valognes dans la foulée de ces évènements, en même temps que le gouvernement d'Honfleur et de Granville.
S’étant immiscé dans la politique intérieure, pour le moins tendue et instable, du royaume d’Angleterre, Louis de Bourbon se trouva quelques années plus tard, en position de devoir accueillir et héberger en France le comte de Warwick, le fameux « faiseur de rois » de la guerre des Deux Roses. Rebelle au roi Edouard, ce dernier était venu le 29 juin 1470 se réfugier avec sa flotte dans la baie de Saint-Vaast-la-Hougue. Warwick et sa famille, ainsi que Clarence, le frère cadet du roi, furent alors installés avec leurs soldats et leur suite dans la ville de Valognes, où ils demeurèrent cantonnés jusqu’au 9 septembre suivant. On imagine qu’elle pouvait être le climat d’agitation, sans-doute de tension, dans cette ville qui avait vécu, seulement vingt ans plus tôt, deux sièges successifs et des évènements particulièrement meurtriers lors de l’expulsion des derniers soudards britanniques de la guerre de Cent ans !
Bien qu’il n’ait cessé d’intervenir au service du roi dans les Flandres ou face aux Bourguignons, en dépit également de ses origines bourbonnaises, Louis de Bourbon semble avoir conçu un fort attachement personnel pour le Cotentin. En 1473, on sait qu’il mena différentes manœuvres judiciaires dans l’espoir d’annexer à ses domaines la baronnie de Saint-Sauveur-le-Vicomte, échue au roi depuis la rébellion de Geoffroy d’Harcourt. Autre fait peu connu, ayant acquis en 1473 la baronnie de la Hougue, il s’engagea dans le premier projet raisonné de mise en défense du havre de Saint-Vaast, proposant au roi de faire fortifier le port et lui offrant de construire autour une ville marchande et une grande citadelle. Il y obtint en 1474 la création d’un marché et d’une foire, nourrissant l’espoir de voir le commerce y prospérer grâce aux grands travaux qu’il avait projetés de réaliser. C’est à Louis de Bourbon que l’on doit également, en mai 1481, l’érection du fief du Mesnil-au-Val, créé au profit de Guillaume du Foc, écuyer, capitaine de Cherbourg « à cause des bons et louables et agréables services qu’il avait faits et faisait de jour en jour, tant au roi qu’audit amiral » : il s’agit du manoir où résida (et écrivit !) ensuite son petit-fils, Gilles de Gouberville, l’auteur fameux du « Journal des Mises et Receptes ». En 1479 Louis soutint l’établissement des frères cordeliers, implantés à Valognes depuis 1468, en achetant à leur profit le manoir de Beaulieu, jointif de leur abbaye, à charge pour les frères de « prier pour le repos de son âme ». Nous savons malheureusement peu de choses de l’ancien hôtel de Bourbon, la résidence valognaise de Jeanne de France et de l’Amiral, totalement détruite durant la seconde guerre mondiale, et dont l’emplacement même reste sujet à caution. Les vestiges les plus significatifs de ce très vaste manoir urbain se voyaient au bas de la rue de Poterie, en façade d’un édifice médiéval devenu ultérieurement propriété du seigneur d’Olonde puis des dames Augustines. Orné de niches aux culots sculptés de figures d’anges, la façade de l’hôtel de Bourbon présentait aussi, selon M. Pouchin un relief montrant « un chevalier sur un cheval caparaçonné ». Le fait que Louis de Bourbon ait choisi de se faire inhumer dans l’église des frère cordeliers de Valognes, où il trouva le repos après sa mort survenue le 17 ou 18 janvier 1487, démontre de façon indéniable son attachement pour la ville. Malheureusement endommagé par les Huguenots en 1562 puis détruit à la Révolution, son tombeau ne nous est plus connu aujourd’hui que par un unique dessin du XVIIe siècle, conservé à la Bibliothèque nationale de France.
Jeanne de France – dite Madame l’Amirale - n’apparaît citée durant toutes ces années qu’en de rares occurrences. Tout laisse à penser qu’elle partageait le plus souvent, en compagnie de ses deux demi-sœurs, la vie de cour de la famille royale. Sa résidence est parfois signalée au château de Chinon et, le 24 mai 1481, c’est dans celui de Langeais qu’elle accouche de son fils Charles (décédé sans héritier en 1510). En décembre 1483, suite au traité d’Arras, elle figure au palais royal de Paris, auprès de sa sœur Anne de Beaujeu, pour la réception de la fille de l’empereur Maximilien. Elle résidait à nouveau au château de Langeais en avril 1491, puis au Plessis-Lès-Tours en octobre 1492, pour le baptême du dauphin, s’y faisant remarquer par la richesse des escarboucles et des pierreries ornant sa robe de cérémonie. En janvier 1499 c’est depuis son château du Coudray-Montpensier qu’elle concède à l’hôtel-Dieu de Valognes une acre de terre prise sur le clos du Gisors.
En bonne cheffe de famille, c’est surtout le souci d’assurer un mariage avantageux à ses enfants qui semble avoir occupé ses préoccupations de veuve. Le 2 juillet 1498, elle n’hésite pas à sacrifier la baronnie de la Hougue pour récupérer de l’argent frais, « considérant les grandes charges qu’elle a portées et soutenues pour messeigneurs ses enfants, tant pour le mariage de mesdemoiselles ses filles que pour l’entretenement de Charles de Bourbon, son fils, tellement qu’elle est obligée en de grandes sommes de deniers ». L’an 1500, sans doute toujours par besoin de liquidités, elle fieffait une maison lui appartenant, proche des halles de Valognes. En septembre 1511, elle se mêla du remariage sa petite-fille, Avoye de Chabannes, comtesse de Dammartin, avec Jacques de La Tremoille[1], de beaucoup son aîné, une union financièrement avantageuse, mais des plus calamiteuses si l’on en juge par les scandales qui en découlèrent ensuite (nous savons en particulier qu’Avoye de Dammartin, qui s’était secrètement promise à un autre prétendant, accoucha d’un enfant moins de trois mois après cette union !).
Mère attentive aux intérêts de sa descendance, Jeanne de France ne fut visiblement pas pour autant une belle-mère exemplaire. Le chroniqueur Jehan Leclerc relate en particulier que, non contente d’avoir retenu par devers elle la dote promise à Jean de Chabannes, comte de Dammartin, lors du mariage avec sa fille Suzanne, elle ne pardonna jamais à celui-ci d’avoir servi les intérêts du roi Louis XII au détriment de sa malheureuse sœur Jeanne, au moment de leur divorce. Feignant de vouloir se réconcilier avec son gendre, elle aurait, selon les dépositions recueillies alors, profité d’un séjour à Saint-Fargeau pour le faire mortellement empoisonner par son cuisinier…
L’une des seules marques visibles du mécénat de Jeanne de France en tant que « Dame de Valognes » fut son implication, en 1497, dans la fondation de l’hôtel Dieu, créé à l'initiative de son confesseur, Jean Lenepveu, prestre, bourgeois manants habitant du lieu. Ce dernier avait cédé à cet effet d'une maison et mesnage contenant deux vergées ou viron rüe Levesque bornez par laditte rüe, le douy et le clos du Gisors. Soucieux d’asseoir plus solidement sa fondation, il obtint de Jeanne de France le don d'une acre de terre ou environ pour la fondation de l’hôpital, église, maison Dieu et cimetière, située dans le Clos du Gisors. En retour cependant, Jeanne de France exigea impérieusement de se faire reconnaître l’unique fondatrice dudit hôpital et maison Dieu, avec le privilège de pourvoir et présenter au gouvernement dycelle. Elle demanda aussi à ce qu'elle-même, ainsi que son défunt époux et les membres de sa famille, soient participants à tous les biens, messes, prières et oraisons dites dans la chapelle. Le contrat de donation qu’elle fit établir en date du 28 janvier 1499, précise enfin que cet établissement serait édifié sous l'honneur et révérence de Nostre Dame et de toutte la cour céleste.
On se souvient par ailleurs que le château de Valognes possédait une tour qui, selon le témoignage donné par Jean Lescroël, au XVIIe siècle fut « nommée Madame Jeanne parce qu’elle avait été bâtie par la princesse Jeanne de France ». Selon Nicolas Faucherre, qui est aujourd’hui l’un des meilleurs spécialistes français des fortifications de l’époque moderne, la tour « Madame Jeanne » doit probablement être identifiée avec l’ancien bastion quadrangulaire qui occupait la pointe du flanc nord-est du château. Il s’agissait d’un ouvrage de défense adapté aux tirs d’artillerie, équipé d’après les plans anciens de meurtrières « à la française », dont le profil très ébrasé était sans doute similaire à celui d’une des ouvertures que nous avons pu observer en janvier 2016 sur une portion de cette même courtine nord-est, fortuitement dégagée à l’occasion des travaux de la place du château de Valognes.
Se voyant contestée dans la jouissance de son douaire, Jeanne de France fut contrainte en 1497 de céder ses domaines du Dauphiné afin de conserver les seigneuries de Valognes et d’Usson que son demi-frère, Charles VIII, avait souhaité annexer. Mais bien plus qu’en ses domaines du Cotentin, Jeanne de France semble s’être surtout impliquée dans l’agrandissement et l’aménagement de son château du Coudray-Montpensier, près de Chinon, pour lequel nous possédons le compte détaillé des travaux qu’elle ordonna entre 1489 et 1492. Elle avait aussi un attachement fort pour sa seigneurie de Mirebeau, en Anjou, qui lui fut offerte par sa sœur Anne de Beaujeu, et où elle résidait le plus régulièrement à la fin de sa vie. Tandis que la gestion de ses domaines du Cotentin était déléguée à Jean et Robert d’Anneville, de la famille des seigneurs de Chiffrevast, Madame l’Amirale continuait de soutenir à Mirebeau diverses procédures, toutes plus ou moins infamantes et vexatoires, pour faire valoir ses intérêts à l’encontre de la noblesse et du clergé local (on apprend en particulier comment elle envoya dix hommes armés pour saccager la collégiale de Mirebeau et intimider les chanoines, qui refusaient d’afficher ses armes sur le pourtour de leur église !). En 1505, elle concédait au profit de Jean Jallot, procureur du roi à Valognes, la seigneurie de Beaumont-Hague. Lorsqu’elle fit son testament à Chinon en Touraine, le 7 mai 1515, c’est bien d’ailleurs dans la chapelle des cordeliers de Mirebeau, non à Valognes auprès de son époux, que « cette charitable et vertueuse princesse » (M. Pouchin) choisit d’élire sa sépulture. Elle y fut inhumée l'an 1519, ayant atteint l’âge avancé de 72 ans.
S’il ressort de cette petite étude que Jeanne de France fut bien, par son tempérament, digne des plus belles diaboliques de l’histoire de Valognes, elle n’en resta cependant qu’une résidente des plus occasionnelles.
(J. DESHAYES/Pays d'art et d'histoire du Clos du Cotentin/2016)
[1] Chinon, 3 septembre 1511 : Contrat de mariage entre « noble et puissant Jacques de La Trimoille, seigneur de Bosmyers, Conflans, Jançay, Verax et Chasteauregnart, conseiller et chambellan du roy », et « damoiselle Avoye de Chabannes, contesse de Dampmartin, baronnesse de Champignelles, dame de Courtenay et Sainct-Morize », du consentement « de haulte et puissante dame, madame Jehanne de France, contesse de Roussillon, dame de Valongnes, d'Usson, baronnesse de Mirebeau », sa grand'mère ».
