Le cimetière de Tamerville aurait, selon Charles de Gerville, livré au XIXe siècle de nombreux sarcophages en « tuf » de Sainteny, indices de l’existence d’une nécropole du haut Moyen-âge établie sur le site[1]. Plus rien n’en subsiste aujourd’hui, sinon quelques fragments en remploi visibles dans les maçonneries de l’église, où l’on remarque également d'assez nombreux morceaux de briques, d’origine probablement antique.
Le patronage de la paroisse appartenait initialement aux seigneurs du lieu, titulaires du « vieux » fief de Tamerville[2]. Lors de la rédaction du pouillé du diocèse de Coutances, vers 1270, Guillaume de Tamerville percevait les deux tiers des dîmes tandis que le prêtre desservant en recevait la troisième part[3]. A la mort de Roger de Tamerville, survenue vers 1330, ces droits et revenus ecclésiastiques furent partagé entre ses quatre héritières, puis, à la suite des mariages et de donations effectuées par ces dernières, se trouvèrent divisés entre les seigneuries de Tamerville, de Chiffrevast et de la Brisette (à Montaigu), et l’abbaye du Vœu de Cherbourg[4]. Il apparaît ensuite que les d’Anneville, ayant hérité du fief de Chiffrevast et acquis la seigneurie de Tamerville, parvinrent à récupérer à leur seul profit la position de principal patron. Les monuments funéraires de Guillaume d’Anneville (1538-1587) et d’autres des membres de la famille en conservent le souvenir dans l’église. Le relief héraldique du fronton de la façade arborait, avant la Révolution de 1789, le blason du sire de Chiffrevast.
Vouée à Notre-Dame-de-L'Assomption, cette église est placée sous la protection secondaire de saint Mayeul, abbé de Cluny (c. 910-994). Le choix d’un tel patron spirituel traduit peut-être l’existence d’un lien particulier entre la paroisse de Tamerville et la grande abbaye bourguignonne (qui possédait en Cotentin le prieuré de Saint-Come-du-Mont), mais la nature de ce lien demeure indécise. L’origine du culte de saint Sulpice, auquel est consacrée la chapelle nord de l’église, reste également mystérieuse[5]. Notons simplement que le saint en question pourrait aussi bien désigner l'évêque de Bayeux du IXe siècle, martyrisé en 844 à Livry (14), plutôt que l’évêque de Bourges du VIIe siècle, qui s'est imposé finalement.
L’église de Tamerville a de longue date retenu l'attention des archéologues et des amateurs d'architecture, en raison surtout de son remarquable clocher d'époque romane[6]. Il en existe une belle illustration de John Cell Cotman, dessinée en 1818, lors de son premier séjour en Cotentin et reproduite dans ses Architectural Antiquities of Normandy[7]. L’édifice fut aussi dessiné et publié en 1889 par l'architecte Victor Ruprich-Robert, puis insérée en photographie dans l’édition de la Normandie Monumentale et Pittoresque d’Emile Travers (Le Havre, 1899)[8].
Cette tour est placée contre la première travée du chœur, du côté sud, et prend appuis en rez-de-chaussée sur le volume quadrangulaire d'une chapelle annexe vouée à saint Jean. Elle affecte à partir du second niveau un plan octogonal, qui se développe en élévation sur deux étages élancés d'égales hauteurs. L'ensemble est coiffé d’une flèche charpentée, couverte en lauses de schiste. La construction présente un parement soigné, constitué de pierre de taille calcaire de moyen appareil, et s’agrémente, à chaque niveau, d’arcatures aveugles et de baies en plein cintres ornées de motifs géométriques. Tandis que les deux grands arcs du mur sud du rez-de-chaussée présentent pour voussures de simples tores, les arcatures du premier étage sont ornées de dents de scie et les fenêtres du second, de frètes crénelées. La jonction entre chacun des huit pans coupés de la tour est adoucie par une fine colonnette d’angle, qui courre jusqu’à l’aplomb de l'un des modillons, plus saillant, soutenant la corniche. Sur la façade sud, une colonne engagée faisant fonction de contrefort sépare les deux hautes fenêtres au sol du rez-de-chaussée et étaye ensuite la face aveugle du premier étage.
Le répertoire varié des modillons de la corniche et des chapiteaux ornant chacun des arcs vient enrichir encore la plastique murale, si soigneusement élaborée, du clocher de Tamerville. Sur l’un des chapiteaux du rez-de-chaussée, où Auguste Montier croyait reconnaître un seigneur de la paroisse faisant l’aumône à un pauvre, figure plus probablement une allégorie de l’avarice, avec un personnage debout gratifiant d’une main un mendiant assis, tout en cachant de l’autre un objet (miche de pain ?) derrière son dos. Les autres chapiteaux extérieurs du clocher ne présentent aucun décor figuratif mais des corbeilles lisses à godrons, ornements géométriques et volutes végétales. Sur cette partie de l'église, les modillons offrent principalement des variations autour de masques anthropomorphes, plus ou moins grimaçant et monstrueux. On y rencontre aussi un oiseau aux ailes déployées, un trio de figurines nues, d'intéressantes têtes animales aux larges yeux en amende et aux mâchoires becquées ou dentelées, crachant ou mordant des serpents…
Couverte intérieurement d’une voute d’arêtes, la chapelle Saint-Jean "des cloches" ouvre sur la première travée sud du chœur par un arc à double voussure supporté par des colonnes engagées sur dosseret, coiffées de chapiteaux sculptés. Ce sont des corbeilles assez massives en calcaire blanc, où l'on distingue pour ornements : un masque humain à la barbe bifide coiffé d'un bonnet ; un couple de masques imberbes dont les oreilles s’étirent pour former des volutes d’angles ; des oiseaux aux ailes déployées ; une sorte de ruban horizontal noué en volutes aux deux angles.
En dépit de son apparente homogénéité, l’architecture du clocher de l’église de Tamerville soulève visiblement un certain nombre de questions archéologiques : comment expliquer en particulier l’existence d’un grand arc surbaissé obstrué ouvrant initialement dans le mur occidental de cette chapelle ? Celui-ci est coiffé d'un larmier oblique marquant la ligne de toiture d’une construction en appentis disparue venant s’y accoler. Placés en bonne connexion avec les maçonneries de la tour, cette ancienne porte et ce larmier apparaissent en revanche difficilement compatibles avec la structure de la nef romane qui existe aujourd’hui. Les traces de polychromie médiévale recouvrant intérieurement l'encadrement de cette ancienne ouverture, la structure même de cet arc surbaissé et les traces de layage oblique caractéristiques des claveaux qui le constituent indiquent bien cependant son appartenance à la construction du XIIe siècle. La seule option disponible consiste à mon sens à identifier cet arc comme le vestige d'un étroit porche occidental, qui ouvrait directement depuis le cimetière vers la chapelle sous clocher, et formait ainsi une sorte de vestibule. A l'aplomb de cette hypothèse, on peut relever qu'une ouverture de remplacement fut aménagée ultérieurement en reperçant les maçonneries abritées sous l'un des deux arcs, initialement aveugles, du mur sud (La date de cette intervention peut se situer aux environs du XVe ou XVIe siècle). L'absence de traces d'une autre porte romane ouvrant sur le chœur conforte aussi cette lecture, dans la mesure où il était d'usage, dans les églises de cette période, de dissocier de l'accès des fidèles, donnant sur la nef, un second accès séparé vers le chœur et réservé au prêtre.
La face orientale de cette chapelle sous clocher est marquée par une étroite excroissance formant une sorte de chœur très réduit à chevet plat, initialement percée d’une petite fenêtre axiale. Le raccord maladroit et manifestement assez bouleversé de cet appendice avec le mur sud du chœur s'explique ici par des modifications plus tardives, documentées par des sources écrites [9]. Ce petit retrait qui abrite un autel secondaire, ouvre intérieurement par un grand arc à décor de chevrons attestant bien son appartenance à la structure romane [10]. Les peintures résiduelles qui en recouvrent les maçonneries sont en revanche postérieures au XIIe siècle.
Hormis son beau clocher octogonal, l’église Notre-Dame de Tamerville a aussi conservé du XIIe siècle les volumes de son chœur à chevet plat, profond de deux travées, et de sa nef unique de trois travées. Malgré le percement postérieur de plusieurs fenêtres et l’adjonction d’une nouvelle façade, précédée d'une travée entière de nef, au milieu du XVIIIe siècle[11], cet édifice a conservé ses modillons d’origine ainsi que ses contreforts plats et, côté nord, les encadrements de ses fenêtres obstruées. Une élégante porte romane aux voussures ornées d’étoiles creuses ouvre dans la seconde travée de la nef du côté sud. Deux autres claveaux à étoiles creuses et un petit bloc orné d'une croix en médaillon sont maladroitement intégrés aux maçonneries adjacentes à ce portail. Ces éléments pourraient faire songer à des remplois mais apparaissent pourtant bien liés à la construction d'origine.
Le grand arc triomphal ouvrant vers le chœur est intégralement préservé. Il repose sur des colonnes engagées à chapiteaux dont l'un, côté sud, présente un cavalier sonnant du cor et poursuivant un cerf. Ce thème est assez fréquent dans la sculpture romane[12] mais l’on a voulut reconnaitre ici l’image d’un seigneur de la paroisse exerçant son droit de chasse "à cor et à cry". Les quelques résidus de polychromie encore visibles sur certains chapiteaux nous rappellent que cette architecture était initialement peinte de couleurs vives, que d’autres strates postérieures son venues recouvrir ensuite, avant d’être elles-mêmes blanchies ou décapées.
Bien qu'elle se signale par la qualité de ses parements et de son ornementation sculptée, cette église présente une structure architecturale qui demeure assez peu élaborée ; Son chœur charpenté à chevet plat apparaît nettement moins structuré qu'en nombre d'églises romanes du Cotentin, souvent dotées d'absides circulaires en cul-de-four et voutés de croisées d'ogives. L'invention constructive du maître d'œuvre s'est principalement concentrée sur ce "morceau de bravoure" que constitue le haut clocher octogonal. Avec sa silhouette claire et sa flèche (que je crois avoir été initialement couverte de tuiles rouges), il offrait de loin un signal aisément identifiable, et orientait le voyageur se dirigeant, depuis la cité ducale Valognes, vers les ports de Barfleur ou de Saint-Vaast-la-Hougue. La force visuelle d'un tel attribut se trouvait sans doute d'autant mieux soulignée que les églises du Cotentin étaient encore peu nombreuses, au XIIe siècle, à véritablement posséder une tour de clocher. L'exemple de l'église Saint-Martin d'Octeville, sur les hauteurs de Cherbourg, où se rencontre un autre exemple de tour octogonale naissant d'une base carrée, nous rappelle toutefois que l'expérience n'était pas entièrement isolée à l'intérieure de la presqu'île. D'autres clochers octogonaux ont également été bâtis au XIIe siècle à Cosqueville et aux Pieux, mais à une date légèrement postérieure.
Le décor sculpté de Tamerville possède lui aussi des éléments de comparaison assez nombreux en Cotentin, mais il ne semble pas davantage pouvoir être attribué à tel ou tel des ateliers de sculpteurs romans identifiés dans la région. Le détail des différents chapiteaux à décor de grosses volutes en amende, le volume des corbeilles tronconiques au profil écrasé et le traitement des modillons à masques humains traduisent une forme de filiation avec l'abbatiale de Lessay, mais plusieurs jalons intermédiaires nous échappent manifestement. Pour les modillons et chapiteaux à décor animalier, les meilleurs comparaisons doivent être recherchées dans l'église de Saint-Germain de Barneville et dans celle Saint-Martin d’Octeville, déjà citée, mais elles ne concernent au final que des motifs isolés. Conformément à ce qu'estimait Auguste Montier en 1899, cette architecture semble pouvoir être attribuée à une date proche de 1140, entre 1130 et 1145 environ, à une époque qui fut marquée, partout en Normandie, par une intense activité constructive en matière d'édifices religieux.
(Julien DESHAYES, Pays d'art et d'histoire du Clos du Cotentin, mars 2014).
[1] Charles de GERVILLE, Voyages archéologiques dans la Manche (1818-1820), Edition annotée par le Dr. Michel GUIBERT, Saint-Lô, Société d’archéologie et d’histoire de la Manche, vol. I, 1999, p. 401-404.
[2] Il faut distinguer les seigneurs de Tamerville des seigneurs de Chiffrevast et corriger sur ce point les remarques de Charles de Gerville qui attribuait indûment le patronage de l’église et sa construction aux de Chiffrevast.
[3] Lépold DELISLE, « Livre noir du diocèse de Coutances (1251-1279) », Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XXIII, Paris, 1894, p.518-519. La famille de Tamerville possédait également le patronage de l’église de Fresville, que Guillaume de Tamerville abandonna en 1253 aux moines de Saint-Sauveur-le-Vicomte (cartulaire, n°133 et n°345). Son successeur, Herbert de Tamerville, fit ensuite d’autres donations de rentes sur cette paroisse (id. n°134).
[4] H. 3635, 29 janvier 1370 : « Donation faite aux religieux par demoiselle Agnès de Tamerville, fille de feu Richart de Tamerville, jadis escuier (…) d’un noniesme des dixmes des bleds de la paroisse de Tamerville, ensemble avec le tiers du droit de patronage de l’église dudit lieu ». Mentionne également « la baille et fieffe (…) faicte en l’an 1336 par quatre demoiselles, filles et héritières de Roger (sic pour Richard ?,) de Tamerville ».
[5] Les vitraux posés en 1889 dans la chapelle saint Sulpice se rapportent à l’évêque de Bourges mais cela est peut-être dû à un oubli de l’identité du saint. Sulpice est également vénéré à Sainte-Mère-Eglise, ancienne exemption du diocèse de Bayeux. Le fait qu’il existe aussi à Fresville une chapelle Saint-Sulpice, auprès d’une église dont le patronage revenait pour partie à la famille de Tamerville, constitue peut-être un indice, permettant d’expliquer ce culte par une dévotion particulière des seigneurs de la paroisse.
[6] Touchée par la foudre en 1955, celle-ci a fait l’objet d’une restauration partielle de ses parties sommitales sous la direction de l’architecte Yves-Marie Froidevaux. Le tonnerre l’avait déjà frappé en 1752.
[7] Vol. I, Londres, 1822, pl. XVII.
[8] A. MONTIER, « L’église de Tamerville », dans : La Normandie Monumentale et Pittoresque, le Havre, 1899, p. 232-233. Cf. également J.M. RENAULT, « Notes historiques et archéologiques sur les communes de l’arrondissement de Valognes, Annuaire de la Manche, 1867, p. 54-59 ; Lucien MUSSET, Normandie romane, La Pierre-qui-Vire, 1967, vol. I, p. 47 ; Marie-Hélène SINCE, « Art roman dans l’est du Cotentin », Art de Basse-Normandie, n°68, 1976, p. 26-27. Si la description de l’édifice et sa datation, vers 1140, apparaissent satisfaisant, Montier ainsi que Charles de Gerville attribuent à tort le financement de la construction aux seigneurs de Chiffrevast, qui n’en détinrent pourtant le patronage qu’à compter du XIVe siècle.
[9] Une arcade qui avait été ouverte entre la tour et le chœur pour rendre l’autel visible, fut rebouchée en l’an 1900 (cf. source de la Conservation des Antiquités et objets d’art de la Manche, d’après les archives épiscopales de Coutances). Lucien MUSSET supposait pour sa part que la souche de plan carré du clocher avait « dû subir de nombreux remaniements avant de porter les étages octogonaux qu’elle reçut sans doute vers le milieu du XIIe siècle » (Normandie romane, op. cit., p. 47). Au vu des observations précédentes je renonce à me ranger à l'analyse du brillant historien et considère plutôt que l'ensemble de cette tour, chapelle basse comprise, est issu d'une seule phase de construction, qui se situe plutôt vers 1120-1140 qu'à une date postérieure.
[10] Si elle ne se rapporte pas plutôt à la chapelle nord, vouée à saint Sulpice depuis une date inconnue, la mention qui est donnée dans le pouillé de 1332 d’une chapelle sise à l’intérieur du cimetière pourrait peut-être se rapporter à cette petite construction. Cf. Auguste LONGNON, « Pouillés de la province de Rouen », Recueil des historiens de la France, Paris, imprimerie nationale, 1893, p. 293.
[11] Selon les rapports de visites archidiaconnales, l’extension occidentale de la nef et la construction d’une nouvelle façade était déjà envisagée en 1721 et fut réalisée peu avant 1752. Par testament du 1er janvier 1746, le curé J.B. Groult fit une donation pour aider au financement de cette extension. Les nouvelles fenêtres auraient été percées entre 1730 et 1752.
[12] Représenté en particulier dans la nef de l’église Sainte-Croix de Saint-Lô.