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17 septembre 2012 1 17 /09 /septembre /2012 15:58

Rue Pelouze

Dans le dernier tiers du XVIIe siècle, le sieur Frollant des Mares possédait une maison dont l'emplacement correspond à la partie droite de l'hôtel actuel. La propriété s'étendait aussi sur la rive droite du Merderet, à l'intérieur de ce que l'on appelait alors la Cour des Gendres. Le 17 juillet 1716, le sieur Frolland cède cette propriété à Guillaume le Capelain, sieur du Parc, qui revend rapidement l'ensemble, le 5 avril 1719, à Louis Osber seigneur de Saint-Martin-le-Hébert. Le 12 avril 1740, Louis Osber vend la propriété en deux lots : tandis que le dénommé Michel Pinel achète les bâtiments situés sur la rive droite du Merderet (aujourd'hui disparus), Charles-Guillaume-François d'Hauchemail, sieur des Hommets, acquiert le corps de logis principal. En 1774, après plusieurs transactions successives, ce dernier reconstitue le lot primitif, en rachetant aussi bien l'hôtel de la rue des Trois Tisons (actu. rue Pelouze) que les immeubles situés dans la cour des Gendres, sur la rive droite du Merderet. C'est probablement au sieur d'Hauchemail qu'il convient d'attribuer, vers 1740-1779, la construction de l'hôtel particulier que nous connaissons aujourd'hui. Au cours des années suivantes, la propriété est laissée en jouissance de la fille du sieur des Hommets, noble dame Marie-Louise-Charlotte-Elisabeth-Catherine d’Hauchemail, qui y réside avec son époux, André-Alexandre Etard de Bascardon. Après la mort de ce dernier (survenue le 3 juin 1779), Madame d'Hauchemail rachète en 1780 l'ensemble de la succession auprès de ses deux frères, tous deux prêtres. Elle conserve ensuite l'hôtel jusqu'en 1802, puis le revend à Catherine Françoise Beaudrap de Fournel. En 1815 Catherine, veuve de André de Hennot et Jeanne de Thieuville, veuve de Jean-Baptiste Thiboutot, en font donation au Bureau de Bienfaisance pour abriter les soeurs de la charité. Un atelier de dentelle y est installé jusqu'en 1845, date à laquelle les soeurs déménagent à l'hôtel de Saint-Rémy, rue des Religieuses. L'aile gauche, construite en 1841 pour servir de préau aux jeunes filles, fut affectée de 1845 à 1937 aux écuries de la gendarmerie à cheval. A partir de 1937, et notamment durant la seconde guerre mondiale, le bureau de bienfaisance y loge des personnes aux faibles ressources. Le 4 novembre 1961, le bureau d'aide sociale, héritier du bureau de Bienfaisance vend l'édifice à la ville de Valognes, qui y installe un Centre de secours contre l'incendie. Les pompiers occupent l'hôtel jusqu'en juin 1976. L'édifice, protégé au titre des Monuments historiques, abrite depuis les années 1980 le musée de l'Eau de vie et des Vieux métiers.

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L'hôtel de Thieuville forme un long corps de logis simple en profondeur, situé en fond de cour avec une façade postérieure directement accolée à la rivière, pour partie édifiée en encorbellement au-dessus du cours d'eau. La partie droite de l'édifice conserve en rez-de-chaussée plusieurs ouvertures chanfreinées d'époque Renaissance, surmontées d'un bandeau horizontal formant larmier. A l'intérieur, les pièces correspondantes conservent des consoles de poutre ornées de feuilles d'acanthe appartenant également à l'édifice du XVIe siècle. Prenant appuis sur cette portion d'élévation antérieure, le premier étage de l'édifice a été entièrement réaménagé au XVIIIe siècle et repercé de dix hautes fenêtres à linteau droit. La partie gauche du corps principal, organisée en travées régulières de baies à simples chambranles plats, appartient intégralement en revanche au XVIIIe siècle. Le rez-de-chaussée était occupé par des pièces de service. Il conserve en particulier la cheminée sur arcs d'anciennes cuisines. Le premier étage abrite une succession de pièces en enfilade desservies par un escalier droit à double rampe installé dans l'une des travées latérales du corps de logis. Deux des pièces situées à dans l'aile orientale de l'hôtel ont conservé leurs boiseries du XVIIIe siècle, avec une cloison isolant un cabinet annexe. La description donnée en 1779 dans l'inventaire après décès du sieur Etard de Bascardon précise que cet étage noble contenait alors, d'ouest en est, un petit cabinet précédant "la chambre où ledit seigneur est décédé", puis une seconde chambre, un cabinet de compagnie, un autre cabinet servant de bibliothèque, une salle à manger, jointe à un office et un cabinet annexe. Le rez-de-chaussée abritait pour sa part cuisine, laverie, cellier, " salle de décharge", caveau, bûcher et écurie.

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A l'ouest, l'aile qui prolonge le corps de logis ne fut construite qu'à la suite d'un délibéré du conseil municipal daté du 14 mai 1841. De l'autre côté du Merderet était encore situé en 1845, " le poulailler avec la basse-cour, un parterre, un jardin potager reliés par un pont de l'autre côté de la rivière un bûcher, cellier, hangar". Ces anciennes dépendances ont été détruites lors des bombardements alliés de 1944. Le portail permettant l'accès à la cour se signale par ses deux piliers maçonnés surmontés de pot à feux de style rocaille.

Javel/Deshayes

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10 septembre 2012 1 10 /09 /septembre /2012 12:34

Compte rendu de visite du 1er février 2005, en compagnie de Monsieur et Madame MOUCHEL, propriétaires, Josiane MAUX et Margot ZELLER, guides conférencières.

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I - Historique de la propriété

Le manoir de Hautpitois a fait l'objet d'une étude historique de l'abbé Canu, publiée en 1992 dans son "histoire d'une commune Normande, Lieusaint en Cotentin". Nous ne la reprenons pas ici. Rappelons simplement que le plus ancien propriétaire identifié par cet auteur est Jean Potier qui vers 1535 y résidait avec son épouse (mariés vers 1510), Hélène Hébert, fille du seigneur d'Anneville à Morville. Nicolas Lefèvre, receveur des tailles de l’élection de Valognes, devint sieur de Hautpitois par son mariage, le 2 janvier 1575 avec Louis Jouhan, fille d'Adam Jouhan, sieur d'Osmonville et de Haupitois. Leur fils Jehan Lefevre, né en 1577,  hérita ensuite de la sieurie de Hautpitois et fut également receveur des tailles de Valognes. Sa mémoire s’est conservée comme on le sait en raison de son mariage aux issues tragiques avec Marguerite de Ravalet (1586-1603). L'édifice devait ensuite rester dans la descendance de la famille Lefèvre, via les familles de Thieuville et de Blangy, jusqu'en 1924, soit près de 400 ans. Il appartient aujourd'hui à M. et Mme Mouchel.

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II - Architecture

Selon une interprétation relatée par Monsieur Mouchel, la dénomination du Hautpitois, orthographié le "Hautpithey" dans le journal de Gilles de Gouberville, désignerait un lieu "haut perché". L'édifice est en effet établi en bordure d'un plateau et d'une déclivité naturelle, sur le flanc supérieur d'un relief s'affaissant en ressauts successifs vers la plaine alluviale de la rivière du Merderet. Les ressources naturelles du sol ont fourni le grès coloré, de couleur brune ou rouge-orangé, utilisé dans la construction en assoctiation avec le calcaire de la région de Valognes, essentiellement réservé aux encadrements des ouvertures ou à d'autres éléments structurants de la construction (portail principal, cheminées, chaînages d'angle…). Les bâtiments des communs se développent en deux longues ailes perpendiculaires, barrant côté nord le sommet du plateau et délimitant au sud une vaste cour ouverte sur le marais.

 

a) Le logis

Le logis principal, isolé au centre de la cour, présente côté nord une façade entièrement remaniée à la fin du XVIIIe siècle ou au XIXe siècle, ouvrant par deux niveaux de larges baies coiffées d'arcs surbaissés. La travée orientale de l'édifice constitue une adjonction effectuée dans la première moitié du XVIIe siècle. La façade postérieure conserve en revanche l'essentiel de ses dispositions de la fin du Moyen Age. Elle ouvre à l'étage par trois fenêtres à meneaux chanfreinés, dont la partie supérieure s'inscrit sur un réseau de trous de boulins (rebouchés) servant à nicher des pigeons. Les ouvertures du rez-de-chaussée ont subi plusieurs transformations : deux anciens éguets doubles ont été agrandis en fenêtres, une nouvelle fenêtre a été percée en utilisant un encadrement de remploi, et une porte a été ouverte. Malgré les reprises du XVIIIe ou XIXe siècle, la distribution intérieure a également préservé son organisation primitive. Chacun des deux niveaux d'habitation est divisé en deux grandes pièces avec cheminée, disposées de part et d'autre d'un escalier central à montées droites rampe sur rampe. La cage rectangulaire de l'escalier ne traverse pas toute la profondeur de l'édifice mais vient buter contre un mur transversal, délimitant côté sud un petit espace de retrait ou de circulation, disposant à chaque étage d'un éclairage direct. L'utilisation d'un escalier de ce type, au lieu de la traditionnelle vis inscrite dans une tour circulaire hors-œuvre constitue à mes yeux, pour cette période, une anomalie. L'ancienneté du dispositif paraît toutefois attestée par l'existence de plusieurs portes à encadrements chanfreinés, situées à chaque niveau de palier et jusque dans les combles.

Deux cheminées médiévales avec consoles à triples quarts de ronds ont été conservées, l'une en rez-de-chaussée et l'autre au premier étage. A l'étage, une autre cheminée ancienne a été remplacée à une date non déterminée par une cheminée de style Renaissance, avec colonnettes en délits et chapiteaux circulaires, venue s'inscrire assez maladroitement sous le manteau du foyer médiéval.

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Le portail d'entrée et la "chambre seigneuriale"

La cour manoriale ouvre au nord par un portail monumental avec portes piétonne et charretière surmontées de petits écus lisses et coiffés d'arcs moulurés soulignés par un larmier continu. Deux ouvertures de tir avec encoches de visée en garde l'accès, d'une manière sans doute plus symbolique qu'authentiquement efficace.

Le petit bâtiment jointif, prolongeant côté est le long alignement de l'aile nord, offre malgré d'assez lourdes transformation un bel exemple de petit logis seigneurial en dépendance. L'édifice présente côté cour une façade sur deux niveaux mais il prend appuis au nord-est sur l'aplomb du plateau, communiquant directement avec l'ancien jardin par une porte de plain-pied ouvrant dans le mur pignon oriental. Deux portes obstruées, situées en rez-de-chaussée, présentent un profil caractéristique du XVe siècle, avec un linteau supporté par des coussinets et de larges chanfreins. En rez-de-chaussée également, subsiste au mur pignon oriental une cheminée massive avec grosses consoles à triples quarts de ronds séparés par des cavets, qui ouvrait semble t-il sur un four par un arc appareillé maçonné au fond de l'âtre du foyer.

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Le premier étage a en revanche été intégralement modernisé et réaménagé à une époque postérieure, que l'on peut situer entre le dernier quart du XVIe siècle et le premier tiers du siècle suivant. Une travée d'ouvertures, avec porte haute (obstruée postérieurement) et fenêtres à frontons triangulaires, a alors été insérée en façade sud de l'édifice. Les deux pièces de l'étage ont été dotées d'imposantes cheminées Renaissance. La première, très luxueuse, utilise un modèle assez rare en Cotentin, avec piédroits bombés reposant sur des bases à griffes léonines. Un modèle de cheminée assez similaire, probablement dérivé de modèles gravés issus de traités d'architecture, existait à la ferme d'Arpentigny, à Valognes, et a été remonté après guerre dans l'école de musique de la ville. La seconde, également de belle venue, reprend un type architectural plus courant dans l'architecture manoriale de la Renaissance, avec un large manteau supporté par des colonnes cannelées en délits et chapiteaux ioniques à grosses volutes. A signaler également, la qualité des enduits intérieurs, très lisses et légèrement ocré, subsistants dans un remarquable état de conservation. La relation privilégiée entre cet édifice et le jardin voisin, sa distribution avec appartement à l'étage initialement desservi par un escalier extérieur et sa qualité architecturale en font un bon exemple de petit logis seigneurial secondaire. Cette chambre seigneuriale sur fournil était probablement destinée à recevoir le propriétaire des lieux lors de séjours ponctuels, tandis que le logis principal était affecté à un fermier. Cette hypothèse est renforcée par les travaux historiques de l'abbé Canu, indiquant que le manoir avait été, depuis les années 1630 au moins, mis en fermage par la famille Lefevre. Cette typologie d'habitat possède d'assez nombreux équivalents dans notre région et constitue un héritage ancien, issu d'une tradition médiévale attestée en Cotentin depuis le XIIe siècle. L'intérêt dans ce cas précis est que la mise au goût du jour de l'édifice, sa modernisation dans le style de la Renaissance, peuvent avec vraisemblance être attribués à Jean Lefevre de Hautpitois, le célèbre époux trompé de Marguerite de Ravalet.

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Les communs

Les bâtiments situés à l'ouest du portail d'entrée n'ont été que rapidement approchés. L'édifice immédiatement jointif abritait un pressoir. Il conserve notamment son appendice en saillie, servant à loger la longue étreinte du "ponceux". Il ouvre sur la cour par une large porte en plein-cintre à chanfreins épais. Deux ouvertures étroites fortement ébrasées sont également conservées, indiquant une construction antérieure à la fin du XVe siècle. La charreterie qui fait suite, avec sa rangée d'arcades reposant sur des piliers circulaires appareillés en pierre calcaire, constitue une adjonction de l'extrême fin du XVIe siècle ou du début du XVIIe siècle. Sa construction pourrait donc coïncider avec le réaménagement de la chambre sur fournil précédemment évoquée. Elle semble également contemporaine d'une importante opération de décaissement du sol, au niveau du portail d'entrée et dans une partie de la cour, ces travaux ayant probablement eut pour finalité de permettre l'accès à des charrois devenus plus élevés.

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La charreterie vient s'appuyer contre l'extrémité nord de l'aile ouest, qui est formée d'un long alignement d'étables et de fenils. Le détail des ouvertures et des maçonneries permet de rattacher ces bâtiments à une phase de construction de la seconde moitié du XVe siècle ou du début du XVIe siècle. Les autres bâtiments conservés, en particulier la grande grange située sur l'arrière du logis, sont de date récente. On notera l'absence, au sein de cet ensemble, d'édifices typiquement seigneuriaux, comme la chapelle, le colombier ou le moulin. A souligner cependant l'existence d'un puits associé à un beau de lavoir ancien alimentant à son tour un petit étang pouvant avoir servi de vivier. A remarquer également, un imposant four à chaux édifié au XIXe siècle au devant du portail d'entrée.

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Conclusion

L'observation architecturale du manoir de Hautpitois permet de distinguer principalement deux phases de construction ou de réaménagement des bâtiments. La première phase identifiée, pouvant s'échelonner entre 1460 et 1520 environ, comprend le portail d'entrée et le logis principal, ainsi que le pressoir et l'aile ouest des communs. La seconde phase se situe, selon des critères stylistiques, entre 1580 et 1620 environ. Elle a vu le réaménagement de la chambre seigneuriale par modification d'un édifice du XVe siècle avec fournil en rez-de-chaussée, et la construction de la charreterie.

 Julien Deshayes, 2005

LIEN VERS LE SITE DES GITES DE FRANCE

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7 septembre 2012 5 07 /09 /septembre /2012 16:40

L'église paroissiale Saint-Gervais et Saint-Protais de Crosville-sur-Douve est restée jusqu'à la Révolution en possession des seigneurs de la paroisse, qui en percevaient les dîmes, nommaient à la cure, et se faisaient enterrer dans le choeur. Sa position sur la limite du domaine « non fieffé » de la seigneurie, auprès de l’ancien presbytère, traduit dans le paysage cette position de dépendance étroite à l’égard du château voisin.

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L'église et le château de Crosville sur un plan du XVIIIe siècle

Il s'agit d'une construction très simple, à petite nef unique et chœur à chevet plat, intégralement charpentée. Elle ne possède pas de tour de clocher mais un simple campanile, datant du XVIIe siècle, établi sur l’arc de séparation entre la nef et le chœur. Au début du XXe siècle, ce campanile a été doublé par un hideux beffroi en béton, construit en façade de l’édifice. L’intérêt principal de cette église réside dans l’aspect des maçonneries de la nef, qui présentent en élévation une structure particulièrement archaïque.

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Malgré plusieurs reprises datant de la fin du Moyen-âge, incluant la réfection intégrale de la façade occidentale et le percement de nouvelles fenêtres, la construction romane est préservée sur une surface au sol de 10m60 x 6m95. En élévation, cette nef était initialement limitée à une hauteur de 3m70 mais a fait, postérieurement, l’objet d’un ré-haussement rendu perceptible par une assez nette différence d’appareillage. Les maçonneries les plus anciennes sont constituées d’un agglomérat de petits blocs de grés et de plaquettes de pierre calcaire, noyés dans un abondant mortier de chaux de texture très sableuse. Bien que certaines assises soient partiellement constituées de pierres disposées en oblique, il ne s’agit pas à proprement parler de maçonneries en « opus spicatum », mais plutôt d’un « opus incertum » relativement composite. A la différence de ce que l’on observe dans d’autres églises préromanes ou romanes du Cotentin, cet édifice ne présente pas de trous de boulins structurés, et n’a donc pas conservé la trace du mode de fixation de ses premiers échafaudages.

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Ont été préservés en revanche les encadrements de deux petites fenêtres obstruées appartenant à la construction primitive. Placées de part et d’autre de la nef, au centre des élévations, celles-ci sont établies à environ 2m70 par rapport au niveau de sol actuel et n’excèdent pas une ouverture d’ébrasement de 20 x 60 cm. Conformément à un principe que l’on rencontre ailleurs en Cotentin dans la seconde moitié du XIe siècle, les arcs coiffant ces fenêtres sont formés de blocs monolithes échancrés et incisés de faux claveaux. Au lieu cependant de se limiter à ce simple dessin, le bâtisseur s’est plu ici à enrichir la surface restante de son bloc de motifs gravés en forme de losanges et de pointes de flèches.

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Ce décor apparait dérivé des appareils réticulés issus de l’architecture du Bas-Empire et du Haut moyen-âge, un thème qui a connu vers l’an mil un certain regain, et se retrouve en particulier en façade de l’église de Vieux-Pont-en-Auge, dans le Calvados. A Crosville-sur-Douve, ce décor géométrique dénote un archaïsme qui s’accorde bien avec les techniques de constructions précédemment évoquées. Ces différents critères permettent à mon sens de proposer pour cet édifice une datation relativement précoce, antérieure probablement au milieu du XIe siècle.

J. Deshayes

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5 septembre 2012 3 05 /09 /septembre /2012 15:21

A l’échelle du Cotentin, l’état actuel des connaissances disponibles concernant les enduits de façade anciens demeure malheureusement extrêmement lacunaire. Archéologiquement, il existe pourtant dans cette région des arguments assez fiables pour en faire remonter la tradition pour le moins  jusqu’au début du XIIIe siècle. Plusieurs édifices religieux de cette période (chœurs d’Yvetot-Bocage et de Picauville, nef de Quettehou …) montrent en particulier un contraste très net entre la partie supérieure des murs, intégralement édifiée en belle pierre de taille, et la partie basse des maçonneries, simplement formée de petits moellons irréguliers. Un tel contraste nous conduit à penser qu’un enduit couvrant se substituait initialement à la pierre de taille sur le bas des murs et faisait, pour ainsi dire, illusion de continuité. A Teurtheville-Bocage - autre église gothique datant de la première moitié du XIIIe siècle - les murs du chevet conservent encore aujourd’hui un enduit extérieur en faux appareil de petit module formant liaison entre un soubassement appareillé en pierre de taille et l'appui des fenêtres. Sans remonter lui-même au moyen-âge, ce revêtement mural est probablement conforme aux traditions ancestrales des maçons du Cotentin.

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Teurtheville-Bocage, détail de l'enduit couvrant du mur de chevet

Il faut ensuite, à ma connaissance, attendre les XVIe et XVIIe siècles, pour rencontrer quelques surfaces résiduelles d’enduit subsistant sur une poignée d’édifices. Le plus ancien de ces exemples est celui du manoir d’Auberville à Joganville, où subsistent en façade du logis Renaissance édifié vers 1580, des traces d’un enduit blanc en faux appareil à doubles traits incisés, formant des bordures initialement revêtues d’une couleur rouge. Sur la tour d’angle flanquant la façade, ce décor était enrichi à mi-hauteur d’un bandeau en dent de scie. Restitué dans son éclat d'origine sur l'ensemble de cette vaste façade, ce décor devait je l'imagine produire un effet tout à fait saisissant !

Joganville, Auberville, détail d'enduit polychrome sur la tour d'angle orientale

Joganville, Auberville, enduit incisé en faux appareil de la façade sud. Noter le raccord entre la surface ornée de "fausses pierres", en partie supérieure, et le solin en pierre de taille formant soubassement.

A la différence des enduits postérieurs « au clou », que l’on rencontre en Cotentin à partir de l’extrême fin du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe siècle, les enduits d'époque Henri IV/Louis XIII sont généralement fidèles à la tradition des surfaces décorées en « calepinage » de faux appareil. Au manoir de la Luthumière à Brix, les quelques pans d’enduit ocre datant du milieu du XVIIe siècle conservés sur la façade postérieure montrent ainsi un faux appareil de gros module dont le tracé était rehaussé d'épais traits blancs.

Brix, la Luthumière

Détail de la façade postérieure : résidus d'enduit XVIIe à faux appareil encadré de traits blancs

A Carentan, l’hôtel situé au n°49 de la rue Sébeline (auprès de l’hôtel de Ponthergé) a préservé dans l'enduit une date portée de 1641 et présente une façade monochrome, de couleur ocre brun, entièrement couverte d’un faux appareil de petit module. Dans ce cas, le bandeau horizontal saillant qui courre à l’appui des fenêtres de l’étage a été produit par un apport d’enduit en relief. On perçoit ainsi la capacité structurante de ces revêtements, aptes par de tels effets à se substituer à des ornements de façade habituellement sculptés en pierre de taille.

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Carentan, 49 rue Sébeline, détail de l'enduit de façade daté par inscription de 1641

Dans un article intitulé "Quand les châteaux étaient peints", Jacques Moulin, architecte en chef des Monuments historiques souligne : "En France même, les façades appareillées en pierre de taille pouvaient être beaucoup plus colorées qu’elles le paraissent aujourd’hui. (...) Cette polychromie violente soulignait les reliefs assez légers de l’architecture et démultipliait son effet monumental". En définitive, les solutions décoratives utilisées au XVIIe siècle en matière d’enduits de parement semblent si variées, parfois si osées et surprenantes, que l’on hésiterait aujourd’hui à en restituer de semblables. Un bon exemple en était fourni par l’ancien revêtement extérieur, datant de la fin du XVIe/début XVIIe, de la chapelle Saint-Ortaire, au Désert, malheureusement détruit il y a quelques années.

Le Désert, chapelle Saint-Ortaire, vue de l'enduit du XVIIe siècle avant sa destruction

Celui présentait un décor de faux appareil tracé au fer dans une matière très épaisse, et s’enrichissait à mi hauteur d’une série de panneaux formant des sortes de tables ornementales. Vers le milieu du XVIIe siècle, on retrouve à l’église Notre-Dame de Brix, un enduit extérieur de texture assez similaire, mais orné d’un étonnant réseau couvrant de motifs géométriques. Espérons que ce dernier ne sera pas détruit dans le cadre d'une future "mise en valeur" de l'édifice !

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Brix, église Notre-Dame, mur nord du choeur, vers 1650

Cette tradition des enduits calepinés et chromatiques n’a pas partout disparue après 1700 pour être remplacée par  les enduits au clou. Une part de la difficulté de leur identification tient précisémment au maintien de ce type de décor jusqu'à des dates parfois aussi récentes que les premières décennies du XXe siècle.  A Valognes, l’hôtel dit de la Bussière, situé au 41 rue des Religieuses conserve un revêtement de ce type et l’hôtel Dursus, 43 rue de Poterie, présente aussi sur sa façade postérieure un enduit couvrant en faux appareil que je crois d’origine. A Valognes toujours, subsiste un bel exemple d'enduit en faux appareil du XVIIIe siècle, d'un type simple et très sobre, à la ferme de la Chesnaie.

 

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Valognes, hôtel Dursus, détail de l'enduit en faux appareil du XVIIIe siècle. Noter le motif de rosace qui indique l'emplacement d'un trou de boulin destiné à fixer un échaffaudage. 

A l’hôtel Ernault de Chantore, une construction achevée aux environs de 1730, la façade sur cour présente à l’état résiduel un exemple intéressant d’enduit mixte, associant les deux techniques : un faux appareil incisé recouvert par un « cloutage » de surface, produit directement avec l’angle pointu de la truelle (et non par application d’un châssis en bois percé de pointes).

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Valognes, hôtel Ernault de Chantore, détail de l'enduit du XVIIIe siècle

 A Fontenay-sur-Mer, auprès de l'église, une petite maison conserve un autre modèle intéressant d'enduit extérieur, datant probablement la fin du XVIIe siècle ou du début du XVIIIe siècle (selon critères architecturaux). Le faux appareil a disparu et un enduit au clou est ici associé à un décor de bandeaux horizontaux courant à l'appui des fenêtres et à des chaines d'angles produites, elles aussi, par un apport d'enduit en relief. Cet exemple donne une nouvelle illustration de la capacité structurante des enduits en architecture, aptes à se substituer aux modénatures en pierre de taille. Il offre aussi une nouvelle idée de la variété des possibilités créatives offertes par les enduits extérieurs de façade.

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Fontenay-sur-Mer, maison du bourg. Les bandeaux horizontaux saillants et les chaines d'angle, que l'on croirait taillés en pierre calcaire, sont en fait réalisés à l'enduit

A Saint-Rémy-des-Landes, le château de Taillefer, grande bâtisse du second tiers du XVIIIe siècle, présente un bel enduit de chaux couvrant mêlé de gravillons de rivière, proche par son aspect de celui que l'on rencontre communément en Bessin et aux environs de Montebourg.  Dans ce cas, seules les chaînes d'angle de la façade antérieure sont appareillées en pierre de taille, tandis que celles de la façade postérieure, moins immédiatement accessible, ont été maçonnées en simples moellons puis retravaillées en surface par un calepinage au trait blanc.

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Observations similaire pour le "petit logis" de la Cour de Magneville, dont la façade sud a été largement remaniée vers la fin du XVIIe ou le début du XVIIIe siècle, par la famille Lepigeon, qui avait acquis le fief en 1654. Sous les fenêtres du premier étage courent des bandeaux horizontaux ainsi que des pilastres pendants sous les appuis, rendus par des empâtements d'enduit rectilignes. Dans ce cas, l'application d'un enduit couvrant, très décoré, permet de gommer les reprises architecturales du bâti antérieur. L'art de faire du neuf avec du vieux est l'une des principales qualités de l'architecture rurale !

La Cour de Magneville, carte postale ancienne (AD50 6FI285_0007), détail du petit logis

La Cour de Magneville, détail de l'enduit de la façade sud du petit logis

Un enduit décoratif recouvrait aussi les murs du choeur à chevet polygonal de la chapelle du manoir, rebâtie au XVIIe siècle. Malheureusement très abîmé, celui-ci n'offre plus que les traces d'un calepinage en relief semblant dessiner des chaînes d'angles feintes, et d'un bandeau horizontal intercalaire (ci-dessous).

La Cour de Magneville, détail de l'enduit de la chapelle

Ce qui apparaît frappant c'est la richesse, voire la complexité de ces programmes décoratifs. Ce constat suppose que l'on avait la capacité, dans le Cotentin de cette période, de recourir à des artisans formés et compétents, aptes à maîtriser un répertoire décoratif diversifié. La maîtrise qu'avaient les artisans locaux de techniques aussi perfectionnées suppose qu'ils travaillaient pour marché local sans doute assez important. La demande pour de tels décors était-elle aussi forte vers 1700 qu'elle le sera à la fin du XIXe siècle ?

Julien Deshayes, septembre 2012 + additions postérieures

 

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A titre de comparaison, figurent ici deux clichés du manoir de Marigny, à Mortrée (61), qui conserve un enduit à décor de faux appareil d'époque Renaissance.
A titre de comparaison, figurent ici deux clichés du manoir de Marigny, à Mortrée (61), qui conserve un enduit à décor de faux appareil d'époque Renaissance.

A titre de comparaison, figurent ici deux clichés du manoir de Marigny, à Mortrée (61), qui conserve un enduit à décor de faux appareil d'époque Renaissance.

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31 août 2012 5 31 /08 /août /2012 15:31

 

 Magneville-l-Esgaree--17-.jpg

L'Architecture :

L’église paroissiale Notre-Dame de Magneville est mentionnée pour la première fois dans un document datant des environs de 1050-1060, faisant état de sa donation par Robert Bertran, seigneur de Bricquebec, à l’abbaye de Saint-Ouen de Rouen. Malgré les indices d'ancienneté de son implantation (fragments de briques antiques et de sarcophages mérovingiens en remploi), plus rien n'apparaît de cette église du XIe siècle, dont le chœur fut intégralement reconstruit dans les années 1120-1140, et la nef environ un siècle plus tard.

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Le chœur à chevet plat, formé de deux travées voûtées sur croisées d’ogives, constitue l’un des plus remarquables représentants de l’architecture romane du Clos du Cotentin. L’articulation savante des voûtes sur nervures croisées, s’équilibrant sur de solides piliers à colonnes engagées, est enrichi par un décor sculpté d’une grande variété : figures animales, masques humains et créatures fantastiques alternent avec des motifs d’entrelacs géométriques et de palmettes végétales.

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Comme l’a souligné Maylis Baylé, ce répertoire apparaît par aspect inspiré de l'enluminure des grands scriptoria bénédictins anglo-normands. Les rinceaux à larges fleurons courbés et tiges perlées visibles sur l’un des chapiteaux ressemblent en effet à ceux des  lettrines produits à la fin du XIe siècle aux monastères de Fécamp et du Mont-Saint-Michel. Le couple de perroquets adossés d'un chapiteau voisin semble dérivé des bestiaires enluminés contemporains.

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Ce foisonnement ornemental s'étend aussi aux bases des colonnes, parfois décorées de curieux masques anthropomorphes, et  à l'arc triomphal, dont le larmier d'extrados et orné d'une file de dragons agglutinés, la queue de l'un dans la gueule de l'autre, s'entre-dévorant. Quelques chapiteaux très sobres, à simples corbeilles lisses alternent avec les supports sculptés, apportant de subtils repos visuels au sein de ce dense programme décoratif, que venait jadis recouvrir et compléter un abondant décor peint. 

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A l'extérieur du choeur les modillons sculpté soutenant la corniche présentent essentiellement des variations sur le thème du masque, plus ou moins difforme, d'aspect tantôt humain ou animal. Malgré leurs modestes dimensions certains visages présentent un modelé qui n'est pas dénué de naturalisme. L’atelier intervenu au XIIe siècle sur les sculptures du chœur de Magneville a également produit pour cette église de remarquables fonts baptismaux. Maintes fois reproduits et commentés, ces derniers sont ornés à chaque angle de masques grimaçants, évocation probable des quatre fleuves du paradis. Une inscription portée en lettres peintes fait référence à la vertu purificatrice et salvatrice des eaux baptismales : « Totus purgatur qui sacro fonte lavatur - fons lavat exterius spiritus interius ».

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La chapelle de la Vierge, édifiée au XVIe siècle, dégage sur le flanc sud du chœur un espace lumineux, abondamment éclairé par de larges baies aux remplages flamboyants. La nef longue et étroite, simplement couverte d’une voûte en plâtre installée en 1861, donne par contraste une impression d’extrême dénuement.

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Une inscription latine indique que la tour de clocher fut édifiée en l’an 1481. Cette tour porche, très massive, placée à l’occident de la nef, abrite à l’étage une chapelle, consacrée selon la tradition à l’archange saint Michel. Cette disposition exceptionnelle évoque un vieil usage de l’époque carolingienne, lorsqu’il était coutume d’associer aux sanctuaires consacrés à la Vierge une chapelle haute occidentale dédiée à l’Archange. A Magneville toutefois - l’inscription de 1481 faisant foi - ce dispositif  n’est pas antérieur à la fin de la guerre de Cent Ans, période de renouveau de la dévotion à saint Michel.

 

Julien Deshayes - 2002

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31 août 2012 5 31 /08 /août /2012 14:37

(Notice sommaire, J. Deshayes, 2005).

Le manoir des Broches ou "des Brosses" était aux XVIe et XVIIe siècles propriété de la famille Jourdain (ou Jourdan), anoblie en 1578 par services. Ils furent aussi sieurs du Tot à Reigneville-Bocage, et propriétaires de la ferme de la Vallée à la Bonneville.                                                                                                       P1030223.JPG                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           égasiFrançois Jourdan de la Bonneville fit en 1563 l'acquisition d'une rente de 8 livres sur cette paroisse (notariat de Valognes, R. Villand éd. : 5 E 15434). Un dénommé Jourdan de Saint-Sauveur était sieur de la Bonneville en 1580. Son successeur, Georges Jourdan, sieur des Broches, épousa en 1603 Guillemette de Tilly, fille de Jacques de Tilly, seigneur de la Chesnée à Digulleville et d'Escarboville à la Pernelle. Il s'agissait d'un mariage particulièrement profitable, qui occasionna la modernisation du manoir et notamment la construction du superbe portail dont la date est parfaitement contemporaine de cet évènement. Ses descendants, Jean et Antoine Jourdan, sont attestés nobles à la Bonneville en 1666. Un membre de cette famille, Pierre-François Jourdain, qualifié du titre de "sieur de Saint-Sauveur", époux de Louise Marguerite de Cussy, résidait encore à la Bonneville en 1772. Cette famille portait pour armoiries "d'azur, à la massue d'or en bande, cotoyée en chef d'une cigale de même".

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Le manoir des Broches présente une longue façade, associant l'ancien logis seigneurial et le pressoir bâti dans son prolongement. Le logis a conservé des fenêtres à meneaux chanfreinées du début du XVIe siècle, mais il a été modifié dans les premières années du XVIIe siècle. Il se signale principalement par son remarquable portail sculpté de style Renaissance, daté par inscription de 1603. La porte piétonne et la porte charretière sont abritées sous des arcs en plein cintre rudentés, encadrés par des pilastres à chapiteaux ioniques. Au dessus de l'entablement, orné de rudentures et de rinceaux d'acanthes, prennent appuis deux tables armoriées (bûchées) adossés d'ailerons à volutes. L'ensemble est couronné de pots à feux et par un petit fronton où loge un médaillon circulaire orné d'un masque d'homme. L'aménagement d'une tour d'escalier quadrangulaire et le percement des fenêtres, aujourd'hui obstruées, qui éclairaient une haute salle édifiée en prolongement de l'ancien logis sont contemporains de la construction de ce portail Renaissance. Le bâtiment du pressoir, inscrit dans la même élévation, se signale par sa "queue" en abside, destinée à abriter la longue étreinte du "ponceux".

Nota : Le manoir des Broches est une propriété privée, non protégée au titre des Monuments historiques, non accessible à la visite. 

Pays d'art et d'histoire du Clos du Cotentin / tous droits résérvés

 

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30 août 2012 4 30 /08 /août /2012 10:35

Rapport sommaire et provisoire de la visite du mercredi 7 mai 2003 (J. Deshayes, en compagnie de Margot Zeller)

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Besneville sur la carte de Mariette de la Pagerie, 1689

I - Historique

Le village de Besneville se trouve a proximité immédiate de Portbail, citée portuaire active à l’époque antique et durant le Haut Moyen-âge, dans une aire de christianisation précoce. Quelques découvertes archéologiques et la présence supposée d’un croisement de deux voies romaines semblent y indiquer une occupation à l’époque antique[1]. La voie reliant Bricquebec et passant au pied de l’église, est attestée au Moyen-âge comme l’une des branches de la « Carrière Bertran », route dépendant des barons de Bricquebec.

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L'église et le "bourg" de Besneville, carte postale ancienne, vers 1900 (AD.50)

La paroisse de Besneville constituait, suite à une donation du début du VIIIe siècle, l’un des six domaines du pagus du cotentin appartenant à l’abbaye Saint-Florent-de-Saumur. Cette situation, référencée par un document de 1067, est manifestement à l’origine du vocable de l’édifice. En dépit des efforts effectués au XIe siècle par les moines de Saint-Florent pour maintenir ces possessions, il apparaît que la restitution en leur faveur ne se fit que très partiellement. Vers 1150, un puissant seigneur local, Roger de Magneville, faisait don de l’église à l’abbaye de Montebourg et, en 1219, un différent concernant les droits sur la paroisse fut tranché en faveur de ce monastère. Au XIIIe siècle, le chapitre de Coutances possédait également une part des revenus ecclésiastiques de Besneville.

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II - Architecture

L’église de Besneville comporte une nef charpentée à bas-côtés de quatre travées, prolongée à l’est par un transept non saillant supportant une tour de croisée, puis par un chœur voûté de trois travées à chevet plat. L’édifice a fait l’objet d’une étude de Marc THIBOUT, qui, identifiant trois phases de constructions rapprochées à l’intérieur d’un chantier ayant progressé d’est en ouest, fixait le début des travaux aux environs de 1225. Tous les auteurs ayant décrit l’édifice ont insisté sur la grande originalité de la nef, dont le parti à double file de colonnes très élancées permet de dégager un éclairage abondant du volume central par les ouvertures des bas-côtés.

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Plan schématique

L’observation rapide de l’édifice permet toutefois - à mon sens - de relativiser un peu les analyses précédentes, notamment lorsqu’elles insistent sur l’homogénéité de cette architecture, en datant intégralement la construction du XIIIe siècle.

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Façade occidentale (coll. Conservation des antiquités et objets d'art de la Manche)

Les élévations du chœur révèlent en particulier, par des ruptures de maçonneries, la succession vraisemblable de quatre phases successives de construction. A une première strate, comprenant la partie inférieure des murs, se superpose, sur une hauteur d’environ 2 mètres, une zone de maçonneries formées d’un grès brun, différent de celui des parties basses. A cette seconde zone d’appareillage correspond le tracé d’un chaînage oblique de toiture visible sur le mur pignon du chœur. L’emploi du grès brun s’observe aussi dans l’encadrement d’une petite porte obstruée située sur la première travée sud, indiquant un percement contemporain de la première modification du choeur.

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Cette construction fut elle-même surélevée, lors d’une troisième phase de reprise, reportant l’élévation à un niveau dont la limite supérieure se devine facilement par des ruptures de maçonneries discernables sur les murs gouttereaux et au mur pignon oriental. Des éléments de corniche et la base d’une gouttière accolée à la tour de croisée indiquent clairement la hauteur des sablières lors de cette phase de construction. La pointe des contreforts accostant le chevet coïncide également avec ce niveau d’élévation.

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Enfin, l’ensemble fut encore une nouvelle fois augmenté, et porté à son niveau actuel, lors d’une quatrième phase de construction. Il est finalement assez remarquable de pouvoir lire ainsi, avec une relative facilité, la superposition d’une aussi grande quantité de phases successives de construction.

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Peu d’éléments permettent de proposer une datation relative de ces diverses phases. Les maçonneries des parties basses, correspondant aux phases I et II identifiées, ne révèlent à la seule observation visuelle aucun détail spécifique de mise en œuvre. Tout au plus peut-on estimer comme vraisemblable la subsistance de structures d’époque romane sous-jacentes à l’édifice actuel, lecture que confirmerait les traces de layage oblique visibles sur plusieurs pierres d’appareil réemployées dans les maçonneries des contreforts. La connexion possible entre la surélévation du chevet en phase II et l’insertion d’une petite porte latérale, avec encadrement à piédroits chanfreinés et arc surbaissé, mériterait d’être mieux évaluée.

La phase III correspond selon toute vraisemblance à d’importants aménagements effectués dans le premier tiers du XIIIe siècle. L’implantation des contreforts effectuée lors de cette phase apparaît notamment en relation cohérente avec la structure du voûtement actuel du chevet. Cette reconstruction gothique, probablement étendue sur plusieurs décennies, aura également concerné l’édification de la croisée du transept et de la nef.

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L’hypothèse, formulée par nos prédécesseurs, d’une progression d’est en ouest du chantier gothique (notre "phase III") paraît devoir être retenue, sous réserve toutefois d’une analyse archéologique plus approfondie. La distinction entre chœur, croisée du transept et nef se discerne par un changement de la modénature des bases de colonne et du répertoire sculpté des chapiteaux. Les corbeilles du chœur sont décorées de feuilles simplifiées et coiffées de tailloirs circulaires, indiquant une comparaison privilégiée avec le chœur de la cathédrale de Coutances.

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Les deux piles occidentales de la croisées comportent en revanche des corbeilles à décor végétal plus amplement refouillés, ayant fait l’objet de re-creusements au trépan. Les chapiteaux de la nef, enfin, reviennent à un répertoire végétal schématique, appliqué sur des corbeilles à tailloirs polygonaux.

 

En phase IV, tandis que les murs du chevet étaient une nouvelle fois surélevés, d’importantes modifications ont affecté l’élévation de la nef. L’implantation des colonnes engagées de la croisée est notamment marquée par plusieurs anomalies. D’une part, la présence de chapiteaux  situés aux angles externes des piles indique qu’il avait été prévu de voûter les bas-côtés de la nef. D’autre part, les colonnes engagées établies à la retombée des grandes arcades de la nef ont fait l’objet d’un rehaussement, bien visible par le maintien de chapiteaux qui ont ensuite servi d’appui à de nouvelles assises de fûts de colonnes.

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Ce phénomène de rehaussement concerne en fait, à l’analyse, toute l’élévation de la nef et s’avère correspondre à d’amples travaux de transformation, qui ne furent pas entrepris avant la première moitié du XVIe siècle. Cette phase de transformation se distingue à l’extérieur de l’édifice, par la surélévation des contreforts du XIIIe siècle, et par la reprise des percements ; toutes les fenêtres ont été remontées d’une quarantaine de centimètres, laissant à hauteur d’appuis des traces nettes de bouleversement des maçonneries. A l’intérieur, le rehaussement de la nef est perceptible non seulement par les anomalies que nous avons signalé au niveau de la croisée du transept, mais aussi par la présence énigmatique de trois chapiteaux isolés à corbeilles totalement lisses et tailloirs circulaires, distincts des chapiteaux du XIIIe siècle. Ces trois corbeilles ont en fait été changées tandis que l’on ajoutait de nouvelles assises aux piles gothiques, soit qu’ils aient été brisés lors du démontage ou parce que, comme ce fut le cas à la jonction de la croisée du transept, on préféra maintenir les anciens chapiteaux à leur place. Dans ce dernier cas, deux solutions ont d’ailleurs été utilisées, l’une consistant à établir au-dessus des anciens supports une corbeille lisse nouvellement sculptée, l’autre a réemployer (en le tronquant pour l’adapter à son nouvel emplacement) un chapiteau médiéval prélevé sur l’une des piles de la nef. Le résultat de ces modifications est d’amener une luminosité abondante dans une nef sans éclairage direct qui, auparavant, souffrait probablement d’une grande obscurité.

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Selon cette analyse, la physionomie tellement particulière de cette vaste nef, initialement lambrissée, résulterait non pas d’un ambitieux chantier gothique, mais d’une reprise d’époque Renaissance, ayant occasionné la surélévation intégrale de l’édifice. Curieusement, la verticalité des volumes est encore renforcée par d’importants travaux de terrassement, ayant consisté à surbaisser le sol du cimetière tout autour de l’édifice, si bien que les fondations en sont aujourd’hui exposées à l’air libre.

Je me permet de regretter, en conclusion, que la réfection des enduits interieurs de la nef, menée en 2007 sous contrôle de l'administration des Monuments historiques, ait engendré la suppression de décors peints médiévaux, certes non figuratifs (faux appareils à fleurettes et bordures végétales) mais qui présentaient toutefois un intérêt évident pour l'appréciation de l'édifice.

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Deux aperçus des vestiges de décor peint du XIIIe siècle en cours de grattage,

avant réfection des enduits (mars 2007).

Marcel POREE, « Besneville, commune du canton de Saint-Sauveur-le-Vicomte », dans, Publications multigraphiées de la Société d’archéologie et d’histoire de la Manche, vol. 15, p.7

Marcel POREE, ibid.

Allié des Reviers-Vernon, possédait notamment le château d’Ollonde sur la paroisse voisine de Canville-la-Roque.

Marcel POREE, ibid., p. 9-12.

Cette difficulté d’éclairage des nefs à bas-côtés est propre à de nombreuses églises du Cotentin. Saint-Sauveur-le-Vicomte en offrait, jusqu’au XIXe siècle, un exemple parlant. Jules Barbey d’Aurevilly écrivait à son propos : « L’église qui est vaste, très sombre et fort imposante avec sa longue nef et ses deux bas-côtés, n’était éclairée que par l’autel et plongée de toutes parts dans la nuit » (« Troisième Memorandum », cité par P. LEBERRUYER).

Nombreuses mentions de ces lambris lors des visites archidiaconales du XVIIIe siècle, cf. Marcel POREE, op. cit., p. 29-32

 

 

J. Deshayes, 2003

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29 août 2012 3 29 /08 /août /2012 10:54

8 place Croix-Cassot

 

Le 12 novembre 1716, Madeleine Diénis, veuve de Guillaume d’Harcourt, seigneur et patron de Fierville, vendait à Guillaume Antoine de Bricqueville une propriété située en haut de la rue Aubert (actuelle rue des Religieuses). L'édifice comportait alors "un grand corps de logis composé de caves, cellier, cuisine, offices, salles, salon, chambres et greniers dessus, escalier, montées, pavillons, grange, étable, écurie, pressoir, charreterie et remise à carrosse le tout couvert d’ardoise". Il possédait également un grand jardin, une cour et un verger en dépendance, l'ensemble étant "enclos de muraille fermant à grande porte cochère".

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Vendue à Jean Oursin, conseiller et secrétaire du roi demeurant à Paris, par Guillaume de Bricqueville en 1720, la propriété est ensuite rachetée, le 30 mai 1729, par Jacques Guillaume Grip, sieur de Savigny. A cette date elle nécessitait apparemment des réparations et était baillée à des locataires. Le 3 février 1736 Guillaume Grip revend l'édifice à Jean-Baptiste Viel, sieur de Gramont, qui lui a laissé son nom. Le sieur de Gramont loue par la suite une partie de la demeure à Pierre-Hyacinthe du Mesnildot, qui y décède 15 février 1754. Par décision du 16 juin 1759, l'hôtel de Gramont (ainsi qualifié), étant inoccupé, est temporairement réquisitionné par les officiers municipaux pour le logement des troupes du Régiment Royal Comtois.

 

Le 12 juin 1768, Suzanne de Pierrepont, veuve de Guillaume Viel de la Lignière, revend la propriété à Louis Bernardin Gigault de Bellefonds, sieur de Hainneville. L'acte de vente mentionne notamment "une maison se consistant en plusieurs aistres avec les cours et basse-cour, parterre et jardin potager y attenants", ainsi que deux pavillons établis aux coins du jardin. Cet ensemble figure sur le plan de la ville de Valognes, dressé par Lerouge en 1767.

 Viel de Gramont 1767

Détail du plan Lerouge, 1767

Le 13 février 1786 Louis Bernardin Jacques Gigault de Bellefonds échange la propriété avec Charles Adolphe de Mauconvenant, marquis de Sainte-Suzanne, contre l'hôtel du Campgrain, également situé à Valognes. L'hôtel est alors décrit selon des dispositions assez similaires à celles évoquées antérieurement. Il comprenait notamment "cour d’honneur, basse-cour et les maisons d’icelle, des jardins en parterre ou légumiers et des pavillons dans le haut".

 

Cette même année, un projet d'aménagement de voirie établi pour la "Traverse de Valognes depuis l'hôtel de Grammont et la Croix-Cassot jusqu'à l'Islet" préconise l'amputation d'une portion de la propriété, indiquant que sa façade devra être reculée de plusieurs mètres. En dépit du tracé de la nouvelle route royale, la propriété est toutefois épargnée.

 

Adolphe Charles Mauconvenant de Sainte-Suzanne, fit sous l'ancien régime une brillante carrière militaire qu'il termina en 1774 avec le titre de colonel des Dragons. Au lendemain de la Révolution, en 1793, il passe à Jersey et commande au service de l'Angleterre. Il est probable que sa propriété ait alors été confisquée, puisqu'à partir de 1798, l'hôtel désormais nommé "de Sainte-Suzanne" est à nouveau affecté au logement de troupes.

Un plan daté de 1804 conservé aux archives de l'armée de terre à Vincennes montre un projet d'aménagement visant à y intégrer un corps de garde, une salle de discipline et un poste de police. Le bâtiment affecté à cet usage devait être construit sur l'avant de la propriété, en amputant la demi-lune du portail et le mur de clôture. Le reste de l'édifice ne paraît pas avoir été immédiatement transformé par cette nouvelle affectation. La comparaison entre ce plan et le plan de 1880 montre en revanche que l'hôtel a été largement reconstruit dans le courant du XIXe siècle. Le corps de logis primitif a tout simplement été rasé et se deux ailes largement amputées. Il ne subsiste plus aujourd'hui que quelques éléments de l'ancien mur de clôture, avec un portail et deux angles ornés de chaînes en bossage.

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Cette importante demeure aristocratique se signalait par son long corps de logis offrant, côté jardin, un avant-corps central semi circulaire et deux petits pavillons latéraux. La présence de petits escaliers droits extérieurs, visibles sur le plan de 1804, indique probablement que les pièces d'habitation prenaient appuis sur un rez-de-chaussée à usage de service. Il s'agissait manifestement de l'un des plus notables hôtels particuliers de la ville.

La maison aujourd'hui improprement qualifiée du nom d'hôtel Viel de Gramont ne correspond pas à cette propriété mais à un petit édifice voisin. Sa construction semble pouvoir être attribuée, selon des critères stylistiques, à l'extrême fin du XVIIIe siècle ou au premier tiers du XIXe siècle. L'ensemble de l'élévation sur rue est traité en appareil régulier de pierre calcaire. La façade se divise en trois travées régulières et deux étages carrés sous un niveau de comble. La travée centrale est encadrée par deux niveaux de pilastres toscans séparés par une épaisse corniche à ressauts. Le fronton triangulaire percé en son centre d'un petit oculus qui couronne l'élévation, maçonnée en ciment, correspond manifestement à une reprise relativement récente. La porte centrale et la fenêtre supérieure de cette travée sont coiffées d'un arc en plein-cintre à encadrement saillant et à clé incurvée. Les autres fenêtres du rez-de-chaussée présentent un linteau cintré à clef saillante et celles du premier étage possèdent un linteau droit. Les angles de l'édifice sont ornés de chaînes en bossage s'achevant au sommet par de gros antéfixes en forme de balustres.

Stéphanie Javel et Julien Deshayes (Pays d'art et d'histoire du Clos du Cotentin)

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27 août 2012 1 27 /08 /août /2012 10:09

38, rue des Religieuses

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Emprise de la propriété sur le plan Lerouge, 1767

Jean-Antoine Lefèvre de la Grimonière possédait dès le milieu du XVIIe siècle une propriété occupant pour partie l'emplacement de l'actuel hôtel Saint-Rémy. A sa mort, en 1694, l'édifice passe à Hervé-Hyacinthe Lefèvre de la Grimonière qui y était né vers 1688/1689 et y décèdera le 30 août 1768. Maintenue en possession la famille de la Grimonière, cette demeure est ensuite louée, jusqu'en 1782, à Charles-Ambroise de la Houssaye d’Ourville.

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Demi-lune et portail d'entrée

Au début du XIXe siècle Madame de Tocqueville hérite de l'hôtel par sa mère, Madame Erard de Belisle de Saint-Rémy, née Lefèvre de la Grimonière. A partir de 1826, elle en loue une partie aux Frères de la Doctrine Chrétienne, qui y établissent une école de garçons. Elle le vend ensuite, en 1829, au docteur Blény et à sa femme, qui n'habitent de l'hôtel que l'aile située sur la rue (le docteur Blény, personnage ayant inspiré l'écrivain Jules Barbey d'Aurevilly, avait également acheté en 1816 l'hôtel d'Ourville, rue de l'Officialité). Le reste de la propriété continue, pour une partie, d'être loué aux Frères de la Doctrine Chrétienne et, pour l'autre, est affecté à la gendarmerie à cheval. En 1843, Madame Esther de Brucan, veuve du docteur Blény, revend l'hôtel Saint-Rémy au Bureau de Bienfaisance, qui y installe les soeurs de la Congrégation de Saint-Vincent de Paul. L'acte de vente mentionne notamment que la rue Burnouf, amputant une partie des jardins de la propriété, était alors en cours d'aménagement. Il précise aussi que la congrégation des sœurs devait y administrer un pensionnat de jeune fille et un atelier employant 80 à 100 demoiselles, auparavant installés dans l'hôtel de Thieuville (rue Pelouze). Les sœurs de Saint-Vincent de Paul viennent s'établir dans leur nouvelle propriété en 1845, après que la gendarmerie à cheval ait, pour sa part, investi l'hôtel de Thieuville. En 1865, une chapelle dédiée à Saint-Vincent est construite à l'extrémité nord de l'aile située en fond de cour. En 1955, le bureau de Bienfaisance, devenu le Bureau d'aide sociale, y créé des logements pour personnes âgées et un atelier de confection. L'ancien hôtel Saint-Remy abrite également des logements pour les personnes admises en centre d'aide par le travail.

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Corps de logis entre cour et jardin

Lors de travaux effectués à l'hôtel Saint-Rémy, un liard de France daté de 1667 - indice potentiel d'une phase de la construction - a été découvert dans un mur situé à la limite de l'aile sur rue et de l'aile en retour fermant la cour au sud. L'inventaire après décès de Jean-Antoine Lefèvre de la Grimonière, rédigé le 16 mars 1694, permet de déduire que l'édifice se composait alors d'un corps d'habitation sur rue, comptant principalement deux pièces d'habitation par niveau, avec salon et cuisine au rez-de-chaussée, deux chambres avec un cabinet au premier, un autre niveau de chambre au second étage. Au nombre des communs abrités dans une aile annexe sont mentionnés "l’escurie, le bûcher, le grenier dessus l’escurie, un aistre à usage de grange". L'inventaire après décès de Charles-Ambroise de la Houssaye d’Ourville, rédigé le 5 avril 1782, évoque un édifice beaucoup plus vaste, comprenant de nombreuses pièces d'habitation. Son notamment citées la cuisine et ses annexes, une salle à manger et un salon de compagnie, cinq chambres dont "la petite chambre des enfants", et la "chambre de madame", ainsi que plusieurs offices, cabinets ou gardes robes, et un escalier. Cet hôtel comptait aussi une série d'au moins huit appartements, dont un était affecté à la cuisinière et un autre comptait deux lits de domestiques. Les dépendances comprenaient une cour et une petite cour, une écurie, une sellerie, une cave à cidre et plusieurs remises. La propriété ainsi décrite correspond probablement à celle qui figure déjà sur plan Lerouge de 1767, formée de trois longues ailes réparties autour d'une grande cour centrale. La construction du corps d'habitation situé en fond de cour semble en conséquence pouvoir être daté entre la fin du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle environ.

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Aile sur rue intégrant des vestiges de la construction de la fin du Moyen-âge

L'observation du bâti montre que l'aile sur rue comporte des vestiges d'un édifice médiéval, incluant des fenêtres à meneaux partiellement obstruées. L'aile située en fond de cour, dont l'enduit au clou a été refait, présente en revanche une élévation représentative des demeures valognaises du XVIIIe siècle. Elle se compose de six travées ordonnancées, abritant trois niveaux d'habitation séparés par des bandeaux horizontaux. Le rez-de-chaussée est partiellement surélevé sur un niveau de cave. Les deux niveaux inférieurs sont percés de baies à linteau cintré tandis que le deuxième étage est éclairé par des fenêtres à simple linteau droit. La porte d'entrée est accessible par un perron de trois marches. A l'extrémité droite de la façade, une large porte au linteau chantourné permet d'accéder à la chapelle Saint-Vincent.

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Chapelle Saint-Vincent de l'hôtel de Saint-Rémy

La chapelle Saint-Vincent est constituée d'un petit vaisseau de trois travées, s'achevant au nord par un chevet à trois pans. L'édifice est couvert d'une fausse voûte en plâtre sur croisées d'ogives. Aujourd'hui désaffectée, elle abrite un dépôt d'art religieux constitué d'éléments de statuaire, de mobilier et de peinture provenant de divers édifices de la ville.

Des travaux récents menés dans l'édifice ont entrainé la destruction de boiseries anciennes et les huisseries ont été remplacés par des ouvertures en PVC.

S. JAVEL / J. DESHAYES

Pays d'art et d'histoire du Clos du Cotentin

 

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3 août 2012 5 03 /08 /août /2012 15:29

L’état actuel de la recherche sur les fortifications de la guerre de Cent ans en Cotentin ne permet pas de prétendre à une approche exhaustive. En dépit de nombreuses publications historiques et d’un important travail d'édition de sources, assuré notamment par E. Izarn, Léopold Delisle et Michel Nortier, la lecture des comptes ou des chroniques de cette époque montre ses limites, ne laissant souvent apparaître que de manière ponctuelle la mention des différents sites fortifiés durant le conflit. Si les textes permettent par ailleurs de connaître la mise en défense des manoirs de Garnetot et d’Eroudeville, ou la présence d’une bastille à Pierrepont, combien d’autres sites seront, dans le même temps, restés plongés dans un complet silence documentaire ? Le recours à l’archéologie, encore peu présente sur ce terrain, ne saurait non plus compenser l’effacement des vestiges architecturaux, que des siècles de modernisations résidentielles ou de destructions pures et simples n’ont pas laissé survivre. Malgré ces limites, les sources publiées et les quelques édifices conservés suffisent à percevoir une activité constructive intense durant la période qui s'étend du débarquement anglais de la Hougue à la reprise définitive de Cherbourg en 1450.

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Bibliothèque nationale de France, Français 2813, fol. 368, Bataille de l'Écluse

Parmi les arguments prêtés à Geoffroy d’Harcourt, lors du plaidoyer qui devait décider le roi Edouard III d’Angleterre à débarquer en Cotentin, le 12 juillet 1346, Froissart insiste sur le manque de défense des bourgs de la presqu’île et l’absence de défenseurs capables de résister à un débarquement. Cette image d’un Cotentin paisible, exempt des attributs belliqueux dont l’avaient préservé les nombreuses décennies de paix vécues sous les rois capétiens, est sans doute relative. Elle répond cependant aux informations pouvant résulter de l’observation des fortifications de cette partie de la Normandie. Tandis que l’époque ducale, marquée par des tensions féodales et plusieurs conflits de succession, a été propice à l’édification de châteaux, le siècle de saint Louis n’a laissé en la matière que de faibles témoignages. Il faut effectivement attendre le débarquement d'Edouard III sur le sol du Cotentin en 1346 pour observer, de manière évidente, le retour à des préoccupations défensives. Ce mouvement connaît sa plus grande expansion entre le traité de Mantes, en 1354, et l'échec de l'offensive française sur Cherbourg en 1380, lorsque les troupes navarraises, anglaises et françaises sont directement aux prises. Il se prolonge entre 1418 et 1450, durant la seconde période de la guerre, et connaît même des développements au-delà. C'est principalement sur le quatorzième siècle que nous souhaitons insister ici.

 

Répartition des fortifications et statut des fiefs

La répartition des fortifications de la guerre de Cent ans en Cotentin reprend largement la carte des implantations castrales antérieures. Les sites fortifiés impliqués dans les évènements militaires sont, dans leur majorité, des établissements déjà anciens. S'ils ont joué un rôle militaire dans le conflit c'est parce qu’ils avaient pu bénéficier d’une continuité d’occupation et d’entretien et qu'ils avaient, pour la plupart, préservé leur statut de lieux de pouvoir, soit en tant qu’honneurs féodaux privés ou que propriété du domaine royal. Il semble en revanche qu'aucun des sites castraux déclassés - et un bon nombre le furent lors de la conquête de la Normandie par Philippe Auguste - ait vu son rang militaire réactualisé. Le château de Brix, forteresse ducale attestée depuis la fin du Xe siècle, perd sa fonction militaire après 1204. Bien qu'elle ait servi ponctuellement de retranchement à une compagnie de routiers durant le printemps 1366, la forteresse du Homme, très ancienne propriété ducale passée au XIIe siècle au statut de seigneurie privée, ne figure pas parmi les édifices documentés pour leur remise en fortification. Les châteaux d’Olonde, de Lithaire, du Plessis et d'Aubigny, chefs de baronnies sous les Plantagenêt, ne font l'objet d'aucuns travaux de fortification ni n'accueillent de garnisons durant la guerre. Leur désaffectation est d'autant plus notable que ces différents sites présentaient tous un évident intérêt stratégique, que ce soit en raison de leur position au contrôle de routes et de passages des marais (le Plessis, Aubigny, Olonde) ou sur des hauteurs contrôlant de vastes horizons (Brix, Lithaire). La répartition des places fortes militarisées durant le conflit doit donc plus, dans ces différents cas, à la géographie des fiefs bannerets et des sièges effectifs de l'autorité royale qu'à des motifs immédiatement stratégiques. La même remarque peut s'appliquer aux édifices manoriaux fortifiés au XIVe siècle, qui ont généralement pour caractère commun leur appartenance à des seigneurs locaux ayant exercés des offices militaires de premier plan durant le conflit. Le rôle joué par le manoir de Magneville - qui fit en 1364 l'objet d'un siège dirigé par Bertran Duguesclin - est notamment à mettre en relation avec la personnalité de Jean de Magneville, un proche du Maréchal Robert Bertran qui fut successivement capitaine du château de Néhou en 1367 puis du château de Bricquebec à partir de mai 1368. Le manoir d'Eroudeville, pris par les anglais en 1369 et repris l'année suivante au terme d'un siège de quinze jours mené par une coalition de troupes françaises et navarraises appartenait à Jean de la Haye, "chevalier, commis et institué en 1367 à la garde du chastel de Valloignes". Le manoir de Garnetot, dont la proximité immédiate du château de Saint-Sauveur semblerait suffire à justifier la mise en défense par l'occupant anglais, appartenait à Jehan de Tilly, officier du pouvoir navarrais "lieutenant de Monseigneur le captal" et capitaine des Ponts d'Ouve. C'est le rang et l'implication des tenants de fiefs qui constituait, à l'échelle des châteaux et des manoirs, le facteur décisif des travaux de fortifications.

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La reprise des anciennes places fortes

La reprise en main de ces anciennes places fortes n’eut par ailleurs pas partout les mêmes conséquences. Si certains sites font l'objet de reprises considérables (Bricquebec), voir d'une construction ou d'une reconstruction intégrale (Valognes, Saint-Sauveur, Regnéville), d'autres n'ont apparemment reçu que des aménagements plus secondaires, préservant au moins globalement leur morphologie antérieure. Il est assez paradoxal que cette remarque semble pouvoir s'appliquer en priorité à la forteresse de Cherbourg, qui fut de loin le château du Cotentin le plus âprement disputé entre les belligérants. L'histoire de cet ancien castrum antique, ayant fait l'objet d'une occupation continue depuis le IVe siècle jusqu'à l'époque ducale, a déjà été suffisamment traitée pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir longuement. Devenu après 1354 un centre important du pouvoir navarrais, il constitue à partir de 1378 un bastion de la couronne d'Angleterre, réduisant durablement à l'impuissance les armées du roi de France. Si la disparition totale de l'édifice en empêche désormais l'analyse, il existe cependant un compte de travaux effectués entre les termes de Pâques 1347 et 1348, attestant très tôt l'existence d'un "donjon", abritant les appartements de la châtelaine, ainsi qu'une cuisine, un four et une dépense. La "chambre au châtelain", la "chambre des loges" et la "chambre des écuyers", également signalées, occupaient probablement le même édifice. Ce donjon était aussi muni de bretèches et flanqué de quatre tours, la première, nommée " la "tour Saint-Michel", logeant une chapelle dédiée à l'archange. Une seconde tour était située "devers la meir" et les deux autres "devers la ville". Le compte de 1348 énumère encore un total de sept tours de flanquement autour de l'enceinte de la cour, ainsi que la "porte de la grève", la "porte de dessus Paris", la "porte de devant le marchié", le "pont Jehan Martin", des forges et de nombreuses maisons logeant officiers et artisans. Les sources postérieures relevées par Madeleine Masson d'Autumme et la description de Robert Blondel au XVe siècle ne complètent que sommairement la vision offerte par ces documents. La description qu'ils contiennent s'accorde également avec le plan dressé par Vauban, repris au XIXe siècle par Victor le Sens, et correspond aussi à deux vues en élévations antérieures à sa destruction. Le "donjon" appartenait à une typologie originale car il était constitué par une haute enceinte formant un quadrilatère irrégulier et abritant une cour adossée de bâtiments charpentés. La coupe de l'une des grosses tours d'angle circulaires visible sur le plan le Sens, restitue une structure divisée en trois niveaux voûtés, de profil très "phillipien", sans qu'il soit possible d'en situer plus précisément la datation. Il semble en tout cas que le château de Cherbourg, qui était assez important en 1346 pour dissuader Edouard III d'en entreprendre le siège, constituait lors du déclenchement du conflit un ensemble déjà suffisamment adapté et développé pour ne pas nécessiter de profonds remaniements.

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Le phénomène de réutilisation et d'adaptation à des structures anciennes est également perceptible à travers un petit groupe d'édifices de type Shell Keep, une typologie castrale d'époque romane bien représentée en Clos du Cotentin. Le château de la Haye-du-Puits est le seul à conserver en élévation les vestiges d'une structure de ce type. L'édifice était constitué par une petite forteresse sur motte, siège d'une baronnie constituée au XIe siècle au profit d'une famille de ministériaux du comte de Mortain. Bien que son implication dans la guerre de cent ans ne soit pas autrement attestée, il existe une quittance du 17 septembre 1375 concernant le versement de 200 francs or, reçus par Henri de Colombières pour l'aider « à faire redrecier et réparer son chastel de la Haie du Puis», dans le cadre du siège de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Confisquée et occupée par les anglais à compter du 1er avril 1418, la forteresse fait en 1435 l'objet de nouveaux frais de restauration et d'approvisionnement. L'observation des vestiges subsistants est aujourd'hui limitée à une tour porte, qui était initialement sertie dans une petite enceinte circulaire. Son rez-de-chaussée voûté, ouvrant de plain pied vers l'extérieur par un portail précédé d'une herse, communiquait dans le même axe avec l'intérieur de la cour et avec deux bâtiments adjacents adossés à l'enceinte. L'accès au second niveau de la tour se faisait initialement par l'intermédiaire de ces bâtiments accolés, qui devaient en conséquence loger les circulations verticales nécessaires. Une rapide analyse montre que l'escalier en vis actuel, assurant la communication entre chacun des quatre niveaux de l'édifice, ne desservait initialement que les deux niveaux supérieurs. Des traces de reprise indiquent aussi que son prolongement en partie basse appartient à une phase de reprise tardive, manifestement postérieure à 1500. D'autres remaniements du XVIe siècle sont perceptibles au niveau de certaines fenêtres et, de manière plus hypothétique, dans l'insertion d'un nouveau conduit de cheminée destiné à chauffer les étages 1 et 3. A l'exception de ces éléments, la structure des parements et la typologie des modénatures en place sous ces remaniements apparaissent essentiellement datables du XIVe siècle. Si l'ossature du château telle qu'on l'apprécie sur des gravures et dessins effectués au début du XIXe siècle est restée caractéristique d'une forteresse anglo-normande de type Shell Keep, toute la distribution et la structure même de l'édifice ont été affecté par les travaux de reprise effectués durant la guerre de Cent ans.

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Le château disparu de Néhou se classait dans une typologie d'architecture castrale identique. Siège depuis le XIe siècle d'une importante baronnie, celui-ci fut directement impliqué dans les événements de la guerre de Cent ans. Guillaume de la Haye, son propriétaire, était l’un des principaux officiers de Charles le Mauvais en Cotentin et son capitaine, Guillaume aux Epaules, d'abord au service de Charles de Navarre, était « tourné françoiz » à son détriment en livrant en 1364 Néhou et le Pont-d’Ouve à Bertrand du Guesclin. Le 4 juin 1366, Guillaume de la Haye en céda la propriété au roi Charles V, qui renforçait ainsi son implantation dans la presqu'île. Comme l’a montré Anne Vallez, cette acquisition s’inscrivait dans une patiente politique de noyautage du Clos du Cotentin, alors dominé par les navarrais. L’acte d'échange mentionne rapidement l'aspect de l'édifice, situé au cœur des marais de l'Ouve, qui était entouré d'un vaste étang et dont le donjon et la basse-cour étaient protégés par une double rangée de fossés précédée de deux tours. La disparition intégrale de l'édifice empêche toute analyse précise, mais les sources écrites et la documentation iconographique permettent de restituer avec quelque précision les dispositions de ce château sur motte, formé d’une enceinte circulaire plus haute que large, abritant des bâtiments résidentiels et ouvrant par une imposante tour porche (Ill. 7). Les comptes royaux du XIVe siècle mentionnent des travaux effectués sur la charpente de la chapelle ainsi qu’aux « guerniers sur la grande salle pour mettre les garnisons ». Un certificat de l’année 1394, relate encore le paiement effectué pour la réparation des « guérites de dessus la porte du chastel de Neahou et du donjon ». Les mises en défense répertoriées ont donc entraîné des modifications architecturales, mais elles n'ont pas effacés, ici non plus, la physionomie générale d'une construction représentative d'une typologie architecturale du XIIe siècle.

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Le château de Carentan, détruit en 1689, s'inscrivait dans un schéma de développement assez semblable. Au regard des sources écrites et des plans antérieurs à sa destruction, cette ancienne forteresse ducale appartenait aussi à la typologie des Shells-Keeps cotentinais d'époque romane. La chronique de Froissart la qualifie de "moult bon château" et relate comment, défendu par "grand foison de soudoyers", elle fut prise par Edouard III puis brûlé lors de la grande chevauchée de 1346. Carentan est encore assiégé en 1356, en mai 1364 et en avril 1378. Un devis de travaux de l'année 1439, concernant "certaine maçonnerie requise et necessaire estre faite pour le roy nostre sire en son chastel et forteresche de Carenten" offre précisément à son propos une illustration instructive sur les techniques de consolidation et de remise en fortification usitées durant la guerre de Cent ans. Une portion d'enceinte, de 40 pieds de longueur et 32 pieds de haut, "joignant et fermant par manière d'enclavement" entre deux tours est entièrement reprise ; une vieille tour "cassée et derompue", située "environ le milieu d'icellui paon de mur" est démolie ; l'enceinte est augmentée en épaisseur par un renfort de maçonneries de 4 pieds et demi, greffé à l'ancienne muraille qui est préalablement "escorchie par le dehors pour mieux iceulx deux muraillez joindre et prendre l'une avecque l'autre" ; des machicoulis sont "enclavez" au sommet du mur, par l'insertion de trente corbeaux saillants reliés par des sommiers de pierre, entre lesquels "seront faites des meurdrières regardant et gestantez au pie et dehors de la dite muraille". L'explication de ces reprises en sous œuvre manifeste une maîtrise consommée de l'art consistant à faire du neuf avec de l'ancien. Elle aide l'archéologue à mieux appréhender un procédé, sans doute très général, consistant à maintenir l'ossature des bâtiments restaurés dans leurs volumes anciens tout en opérant des modifications profondes des maçonneries.

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Mais, qu'il s'agisse de la Haye-du-Puits, Néhou ou Carentan, il est probable que la formule du Shell Keep roman, identifiable à une sorte de vaste donjon résidentiel, offrait aux occupants du XIVe siècle une structure tout à fait acceptable. Conjuguant de bonnes qualités défensives avec une capacité importante d'hébergement les structures de ce type purent faire l'objet de remaniements importants sans nécessiter une complète redéfinition architecturale.

 

La question des reprises architecturales effectuées durant la guerre de Cent ans sur des édifices antérieurs se pose de manière différente avec le château de Bricquebec, autre forteresse ancienne largement remaniée au XIVe siècle. Mal documenté par les sources écrites, cet édifice présente en revanche l'intérêt d'avoir conservé l'essentiel de ses dispositions médiévales. Lors du déclanchement de la guerre de Cent ans Bricquebec était en possession du chevalier Robert Bertran, puissant baron normand, fidèle de Charles le Bel et de Philippe VI de Valois.  Les rivalités du Maréchal Bertran et de son voisin Geoffroy d'Harcourt, baron de Saint-Sauveur-le-Vicomte, sont à l'origine de la rébellion de ce dernier, de son soutien au roi d'Angleterre et de l'installation durable de troupes anglaises dans le château de Saint-Sauveur. Intégré en 1354 à l'apanage de Charles de Navarre, le château de Bricquebec fait l'objet d'une habile démarche de récupération de la part du roi Charles V qui parvient en 1366 à y rétablir ses propres garnisons. La livraison de "douze milliers de traits, vingt quatre arbalestes simples et six arbalestes à haucepié, avecques les baudriers et seize pavaz" atteste en mai 1367 l'occupation française de la forteresse. Exclu de ce fait du traité de paix anglo-navarrais passé en novembre 1370, le "chastel et maison fort de Bricquebet" échappe de justesse, en 1372, à une attaque menée par la garnison de Saint-Sauveur. Malgré cette activité militaire, les mentions de travaux et les informations relatives à l'état de l'édifice sont à ma connaissance presque inexistantes. Un mandement royal du 12 février 1367, prescrivant de "refaire les garites, palis et autres emparements nécessaires à la garde et sureté du château de Bricquebec au Clos du Cotentin" est l'une des rares sources explicite dont je dispose.

 Dumoncel

Le château de Bricquebec constitue un ensemble de vaste proportion, présentant une évolution architecturale trop complexe pour être envisagée ici dans son ensemble. L'organisation de la cour selon un tracé ovalaire, avec une motte positionnée en débord vers le sud-ouest, y maintient dans ses grandes lignes l'assise d'une fortification primitive en terre. La spectaculaire aula à bas-côté, associée primitivement à une camera et une chapelle, appartient aux dernières décennies du XIIe siècle. Mais l'observation attentive de l'édifice suggère que la construction de l'enceinte en pierre avec ses bâtiments accolés et ses tours de flanquements résulte pour une large part d'une phase d'aménagement du XIVe siècle. Une insertion datant de cette période est en particulier repérable au niveau de grande tour d'angle sud-est, dite "tour de l'Epine", qui formait un ensemble solidaire avec un beau bâtiment résidentiel édifié en prolongement du mur pignon oriental de la aula. Ce logis comptait deux niveaux d'élévation avec pièce haute sous charpente apparente, éclairés par de hautes fenêtres à trilobes ajourés. La distribution verticale du logis s'opérait par un escalier en vis logé dans la tour de l'Epine, qui abritait également des pièces de retrait et communiquait à son tour avec des latrines logées dans l'épaisseur du mur d'enceinte sud. La portion de courtine correspondante se limitait dans son état du XIVe siècle à enclore l'espace situé entre la tour de l'Epine et le mur pignon de la aula romane, dont la longue façade postérieure, équipée d'une coursière, formait prolongement du rempart. Côté nord, le premier étage du logis communiquait avec le chemin de ronde de la courtine, rejoignant deux autres tours circulaires.

Ill. 4 Tour de l'Epine et mur pignon du logis oriental.

L'ouvrage d'entrée à deux tours polygonale situé en prolongement, ainsi que les bâtiments d'habitation accolés aux murs d'enceinte de part et d'autre, peuvent également être datés du XIVe siècle. Sur la portion d'enceinte formant liaison entre la poterne nord et la tour du chartrier se remarque en particulier la trace d'un bâtiment sur deux niveaux, avec une salle haute équipée d'une cheminée et de fenêtres à banquettes de pierre. Les chapiteaux végétaux placés en console sur les piédroits de cette cheminée autorisent une comparaison stylistique étroite avec ceux de l'église paroissiale Saint-Jacques de Montebourg, édifiée entre 1318 et 1329.

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Mais il est encore bien plus notable de constater que la haute tour maîtresse conserve également, à l'état résiduel, des vestiges d'une construction datant également du second tiers du XIVe siècle. Il s'agit aujourd'hui un haut ouvrage à onze pans, implanté sur le sommet d'une motte artificielle. Le rez-de-chaussée aveugle donne accès à un puits abrité sous un habitacle saillant de maçonneries servant également à loger un escalier en vis conduisant au premier étage. Les niveaux supérieurs étaient plafonnés, à l'exception de la plate-forme sommitale du donjon, portée sur une voûte d'arêtes à multiples voûtains. L'analyse de la structure du XIVe siècle est compliquée par une importante reprise architecturale effectuée au siècle suivant, à l'époque où l'édifice appartenait à la famille d'Estouteville. Les parois de la salle du premier étage ont été alors intégralement épaissies par un doublage des maçonneries internes. Un escalier en vis a été logé dans l'épaisseur du mur pour desservir les niveaux supérieurs et assis dans l'ébrasement d'une fenêtre à meneau, désormais murée. Deux autres fenêtres identiques, ouvrant vers le sud et le nord, ont été obstruées et ne se voient aujourd'hui que de l'extérieur de l'édifice. Une porte latérale ouvrant vers le sud a également été rebouchée. La cheminée actuelle a été transformée et maladroitement intégrée sous le foyer du niveau supérieur. Les latrines, dont seul le débouché extérieur est encore visible, ont été noyées dans les maçonneries. Les éléments de modénature conservés sous ces reprises, tous situés sont en connexion avec le gros œuvre du donjon, sont cependant bien attribuables au XIVe siècle. La formule des grandes fenêtres à meneau présentant un profil en biseau très évasé correspond à une typologie de modénature relativement tardive, qu'il convient plutôt de situer dans la seconde moitié du siècle.

Ill. 7 Plan, coupe et élévation du donjon. Aquarelle de A

La reconstruction d'une bonne partie de l'enceinte et des bâtiments résidentiels du château de Bricquebec doit donc  être mise en relation avec la personnalité du Maréchal Robert Bertran. Nommé en 1345 "capitaine commis par le Roy aux frontières de la Mer, depuis Honefleu jusques en Bretagne", gratifié d'une fortune assez considérable, ce dernier était particulièrement à même d'entreprendre, dans la première moitié du XIVe siècle, une importante campagne de construction, associant étroitement préoccupations défensives et exigences résidentielles.

 

Les nouvelles fortifications

Ces grandes tendances se retrouvent de façon manifeste au château voisin et rival de Saint-Sauveur-le-Vicomte, qui est parmi les édifices conservés le représentant le plus pur de l'architecture militaire de cette période. Propriété héréditaire de Geoffroy d'Harcourt, solidement tenu par les anglais depuis 1356 jusqu'au grand siège d'artillerie de 1375, Saint-Sauveur-le-Vicomte est aussi le château le plus emblématique de la guerre de Cent ans en Cotentin. L’un des principaux jalons concernant sa construction est fourni par des lettres de rémissions, octroyées à Geoffroy d'Harcourt par Philippe de Valois en date du 21 décembre 1346, et autorisant « que le chastel de Saint-Sauveur, que il souloit avoir et qui a esté abatuz de nostre commandement, il puist faire reffaire toutes foiz que il lui plaira ».

Saint-Sauveur par Dumoncel

Les travaux entrepris par Geoffroy d'Harcourt se sont ensuite prolongés durant l’occupation anglaise de la forteresse. Un acte du 11 septembre 1361, de peu postérieur à la prise de possession du château par John Chandos, fait notamment état d’une somme de 600 royaux, versée par plusieurs paroisses environnantes pour le rachat des travaux à effectuer sur les remparts. Une chronique anonyme souligne également, en 1368, le rôle de Jean Chandos, "qui fist moult amender le chastel de Saint-Sauveur-le-Vicomte". La forteresse est abondamment citée dans les comptes royaux postérieurs au siège de 1375. Dès le 16 août 1375 une allocation est versée « pour tourner et convertir és réparacions du dit chastel et de la forteresce de la dicte ville, qui durant le (dit siège a esté) grandement démolie et empirie». Cette même année d'autres paiements concernent le travail des "maçons qui ont ouvré à maçonner et araser les tours et la muraille des diz chastiaux, à faire un huys au dongon à descendre sur les murs et pour faire une trappe en la voute d'icellui dongon, pour descendre au bas estage". Il est aussi fait état de travaux de charpente effectués sur la tour "de l'échauguette" et sur "toutes les autres tours du dit grant chastel", ainsi que sur les "deux tours de la porte du petit chastel" (i.e. la basse cour). L'hypothèse d'une reconstruction massive de l'édifice entre 1356 et 1375 est implicitement confirmée par un document inédit du XVe siècle, la « prisée » de 1473. Baptisant certaines ouvertures de "fenestres anglesques", ce document évoque successivement trois des tours de la haute cour sous le nom d’officiers établis par l’occupant anglais durant cette période.

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Le développement considérable donné aux systèmes de courtine et d'enceintes successives constitue le premier aspect marquant de cette construction. L'ensemble regroupait initialement trois entités distinctes, respectivement qualifiées dans les sources médiévales de "grand chastel", de "bas chastel" et de "basse-cour". Le "bas chastel" qui précède la haute cour n'a conservé que les vestiges de trois tours de flanquement et son ouvrage d'entrée, très restauré après 1944. Elle abritait aussi une chapelle d'ancienne fondation, une salle avec "une chambre au bout de la dicte salle", ainsi qu'une cuisine, au moins deux autres logis et des étables. Le terme de "basse cour" désignait par opposition la partie basse du bourg, qui était enclose dans une enceinte pour partie construite en maçonnerie et en bois, et défendue par quatre portes en pierre.

La tour maîtresse de plan quadrangulaire reste cependant le principal attribut de la construction. La confusion que sa datation a suscitée chez certains auteurs voulant l'attribuer à l'époque romane est révélatrice d'un certain archaïsme de l'édifice, formé par des volumes trapus et épaulé de puissants contreforts. Mais sur un plan archéologique, l'ensemble des ouvertures, des "lavatoires", les autres éléments de modénature et l'escalier en vis sont clairement attribuables au XIVe siècles et figurent bien en connexion avec le reste des maçonneries. L'édifice doit plutôt être considéré comme représentatif d'une démarche d'intégration étroite des fonctions de défense, de résidence et d'apparat. La qualité de mise en œuvre des matériaux, l'abondance de la pierre de taille et le soin apporté au traitement des aménagements intérieurs révèle en effet une construction particulièrement coûteuse.

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Le terme de tour résidence, qui prend avec le donjon de Saint-Sauveur toute sa signification, pourrait s'appliquer aussi aux tours de flanquement construites au XIVe siècle sur le périmètre de la haute cour. Chacune constituait une entité d'habitation complète, regroupant en les superposant les trois espaces fonctionnels de base de l'habitat médiéval : cellier, salle et chambre. L'articulation entre défense et résidence se perçoit non seulement dans l'intégration des espaces d'habitation à l'intérieur des tours, mais également dans l'adaptation des systèmes de circulation. L'étage supérieur communiquait directement avec le chemin de ronde du sommet de la courtine, tandis que d'autres passages sur galeries ou à l'intérieur de gaines permettaient une circulation continue sur le chemin de ronde, tout en évitant aux défenseurs de pénétrer dans l'intimité des pièces d'habitation.

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Le donjon de Saint-Sauveur illustre de manière remarquable le phénomène du renouveau des tours résidences qui, comme l'a bien mis en valeur Jean Mesqui, est caractéristique des ensembles castraux du XIVe siècle.  Dans son contexte local la tour maîtresse de Saint-Sauveur peut notamment être comparée au donjon de Reigneville-sur-Mer, un autre exemple de grande tour maîtresse de plan quadrangulaire, édifiée au XIVe siècle sous la domination navarraise.

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Celle-ci abritait initialement deux étages portant sur un rez-de-chaussée voûté d'arêtes doté d'une cheminée et de deux fenêtres en arc brisé. Le second niveau, également voûté et largement éclairé par de grandes ouvertures, communiquait avec les niveaux supérieurs par un escalier en vis logé dans un massif saillant formant contrefort d'angle. Le troisième niveau ouvrait sur une galerie extérieure en bois par deux portes en plein cintre. Son voûtement, initialement conçu de manière identique à celui des niveaux inférieurs, a été supprimé et remplacé par un plafond de bois de moindre hauteur lors d'une phase de remaniement du XVe siècle, marquée par l'insertion d'un quatrième niveau d'habitation. L'état de ruine partielle du bâtiment empêche d'en restituer l'intégralité de la distribution et des aménagements internes. En dépit de sa monumentalité celui-ci se signale toutefois par la sècheresse de ses modénatures. Pour un programme similaire, les capacités d'approvisionnement en pierre de taille et le coût de la construction de la tour maîtresse de Reigneville furent manifestement bien moindres que ceux qui ont présidé à l'édification du donjon Saint-Sauveur-le-Vicomte. Une autre tour quadrangulaire du XIVe siècle existait au château de Hambye, propriété héréditaire de la famille Paisnel.

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L'édifice, qui n'est connu que par des gravures du début du XIXe siècle, présente une structure à quatre niveaux, assez faiblement éclairés et couronnés par des mâchicoulis. L'accès se faisait par une porte de plain-pied. Son intérêt principal réside dans son plan à angles arrondis formant l'amorce de tourelles, qui servaient probablement à loger un escalier en vis et des conduits de cheminées ou de latrines. Un plan assez comparable, mais avec cette fois-ci de véritables petites tours d'angles évoquant d'assez près le modèle du château de Vincennes, été relevé sur la tour de la motte Saint-Clair de Remilly-sur-Lozon. Au château de Gavray, des fouilles archéologiques menées dans les années 1980 ont permis d'attribuer à l'occupation anglaise de la première moitié du XVe siècle la construction d'une tour maîtresse quadrangulaire avec division intérieure par un mur de refend.

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Mais l'une des plus imposantes tours maîtresses datant de la guerre de Cent ans en Cotentin fut probablement celle du château de Valognes. La destruction totale de l'édifice en 1689 empêche malheureusement de s'en faire une idée précise. Les plans du XVIIe siècle montrent un édifice qui, depuis le milieu du XVe siècle, avait été considérablement modernisé et adapté aux nouvelles techniques de sièges. Le donjon quadrangulaire, identifiable dans l'angle nord-est de l'enceinte, présentait un décrochement, correspondant à une division interne par un mur de refend. Il abritait un puit et était flanqué sur un angle d'un escalier en vis logé dans une tour circulaire hors-œuvre. Nous savons par un procès verbal de visite de 1618 et des témoignages relatifs à sa destruction qu'il mesurait 8 toises sur 5, comportait un rez-de-chaussée voûté abritant une cuisine munie d'une cheminée et d'une armoire, et qu'il possédait à l'étage des chambres équipées de fenêtres et de latrines. Si ces éléments définissent le donjon de Valognes comme un exemple de tour résidence d'assez notable importance, seules les sources écrites permettent malheureusement d'en évaluer la date potentielle de construction. Celles-ci démontrent principalement que la qualification castrale du site n'est pas antérieure au XIVe siècle, et qu'elle résulte pour l'essentiel d'une mise en fortification entreprise après le débarquement anglais de 1346.

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Cité pour la première fois comme "curtis" dans un document de c.1026, le domaine ducal de Valognes constitue un lieu de résidence princier fréquemment attesté, comprenant sous les Plantagenêt aula, camera et capella. Dénommé "Villa" ou "Praepositura" dans les rouleaux de l'échiquier, il conserve durant cette période, une qualification domaniale de grand manoir rural, lieu d'administration d'une ferme ducale de la taille d'un petit pagus. Jamais mentionné après 1204 au nombre des forteresses capétiennes, Valognes est encore désigné sous le titre de manoir en 1332, et jusque dans les chroniques relatives à la chevauchée anglaise de 1346. Cette situation n'évolue qu'après le traité de Mantes de 1354 et l'inféodation du Cotentin au profit de Charles de Navarre. Le rôle central de Valognes dans l'administration navarraise est souligné dès l'année suivante par la signature d'une convention au traité de Mantes. Les premières mentions de la forteresse ou du "chastel" apparaissent ensuite, au terme de dix années d'occupation, dans les chroniques relatives au siège entrepris par Bertrand Duguesclin en 1364. Le récit de Cuvelier évoque le "chastel et riche donjon", la "forte mansion" et la "tour qui fut hault levée", que l'on ne pu miner "car li chastiaux estoit dessus roche séant". Les comptes de travaux menés durant la même année pour le roi de Navarre mentionnent uniquement "la grosse tour nuefve et la ronde", ainsi que la "tour devers Loquet" devant contenir "certains mesnages" édifiés par des charpentiers commis à cet effet. D'autres travaux sont attestés au cours des années suivantes et durant l'occupation anglaise de la première moitié du XVe siècle, mais le contenu des quittances de cette période offre peu de nouvelles informations sur la composition de l'édifice. Il en résulte à mon sens que la mise en défense du manoir ducal de Valognes et la construction de son donjon quadrangulaire doivent être prioritairement rattachés à l'occupation navarraise du XIVe siècle. Les sources le concernant sont donc de nature à confirmer le renouveau d'intérêt porté durant cette période à la formule des tours résidences quadrangulaires.

 

Manoirs fortifiés et bastides.

L'omniprésence de la tour résidence et son rang d'attribut fondamental des édifices fortifiés durant la guerre de Cent ans se vérifiaient aussi à l'échelle de constructions plus modestes, ayant simplement rang de manoir fortifié ou de "bastide". Garnetot est à notre connaissance le seul de ces manoirs à conserver des éléments architecturaux pouvant être datés avec précision de l'époque de la guerre de Cent ans. Le vaste logis seigneurial des XVe et XVIIe siècle est en effet adossé côté est à une haute tour quadrangulaire, dont l'existence se rattache aux nombreuses mentions du "château" ou du "fort" occupé en 1369 par les anglais. Cette tour abrite quatre niveaux d'habitation superposés sous un étage de comble, comprenant cheminées, fenêtres à coussièges et latrines. Si la plupart de ses percements actuels sont le fruit de remaniements, sa structure maçonnée à contreforts plats suggère une comparaison immédiate avec le donjon voisin de Saint-Sauveur. A une échelle plus comparable, elle doit aussi être rapprochée de la tour du manoir de Maisy en Bessin, fortifiée dans le courant du XIVe siècle, et dont subsistent aujourd'hui des vestiges correspondant à une petite structure résidentielle de plan quadrangulaire assez similaire. Ces constructions doivent être considérées comme représentatives de l'équipement militaire de base d'une forteresse de petite importance.

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A ce titre, ce type de manoirs à tour fortifiée ne présente pas seulement des points communs avec les châteaux contemporains, mais aussi avec un autre type de fortification, les "bastides", dont la multiplication constitue un phénomène marquant de la période de la guerre de Cent ans en Cotentin. La spécificité principale de ces édifices tient au fait qu'ils n'étaient pas liés à des implantations seigneuriales et que leur construction relevait strictement de la stratégie militaire. C'est dans des contextes de sièges que sont notamment signalées les bastides édifiées en 1378 à Gavray et dans l'abbaye du Vœu de Cherbourg. Les mandements de Charles V attestent aussi leur utilisation massive pour la préparation de l'attaque de Saint-Sauveur-le-Vicomte, dénombrant en 1375 "les bastides du Pont l'Abbé, de Pierrepont et de Beuseville, qui premièrement furent emparéez et fortifiéez pour destraindre nos ennemiz demeurant lors au dit lieu de Saint Sauveur, comme ès places qui furent fortifiéez devant le dit lieu de Saint Sauveur". Exploitant au mieux la topographie locale, la stratégie employée par Charles V visait clairement à contrôler l'accès à la presqu'île en fermant chacun des principaux points de franchissement des marais qui la délimitent. La dénomination des sites de Pierrepont et du Pont l'Abbé, auxquels il faut joindre aussi la bastide des Ponts d'Ouve, atteste assez l'opportunisme de leur implantation et leur association étroite aux axes de pénétrations du "Clos du Cotentin". Si bien d'ailleurs que cette préoccupation était en fait apparue dès avant 1375 ; la formulation des mandements royaux risque ici de masquer l'ancienneté de fortifications âgées pour certaines de plusieurs décennies lors du siège de Saint-Sauveur. Si la bastide des Ponts d'Ouve a pu être rattachée de manière convaincante à des travaux de mises en défenses engagés en 1346, les bastides du Pont-l'Abbé et de Beuzeville sont toutes deux attestées depuis au moins 1361. La durée de subsistance et d'entretien de ces édifices montre donc qu'il faut distinguer, au sein de cette typologie, les constructions importantes correspondant à des implantations durables, des fortifications plus secondaires et provisoires. Hélas, aucun des édifices ainsi désignés dans les sources du XIVe siècle ne subsistant aujourd'hui, cette réflexion est désormais privée de fondement archéologique. La seule construction documentée par une iconographie clairement identifiée est la bastide de Beuzeville, qui ne fut détruite qu'en 1928.

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Les descriptions anciennes ainsi que les dessins de Charles de Gerville et les photographies qui en sont conservées permettent de restituer une structure adoptant l'élévation d'une petite tour quadrangulaire, divisée en trois niveaux d'élévation distribués par un escalier en vis menant également à une plate forme sommitale ceinturant la toiture. L'accès se faisait semble t-il par une porte de plain-pied protégée par un pont-levis. Cette représentation est complétée par une source antérieure, correspondant au détail d'un plan terrier de la paroisse de Picauville levé en 1581. Ce document présente l'édifice avec une élévation verticale plus prononcée, en dépit de l'arasement visible de ses maçonneries sommitales, et permet de distinguer l'amorce d'une échauguette d'angle, dont la fonction était certainement de loger un escalier en vis les niveaux supérieurs.

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La bastide de Beuzeville apparaîtrait représentative d'un principe très minimaliste de fortification turriforme, si cette vue du XVIe siècle n'offrait aussi l'intérêt de faire figurer un important édifice de type manorial, relié à la tour par un pont dormant en pierre à trois arches. Sans qu'il soit possible de dater avec précision la construction figurée sur ce document, l'association tour/logis doit à mon sens être tenue pour indicative de l'échelle réelle de fonctionnement de l'édifice dans son état d'origine. Tout en permettant à nouveau d'insister sur la vogue des tours quadrangulaires en Cotentin, l'exemple de Beuzeville doit donc aussi conduire à ne pas sous-estimer l'importance monumentale que pouvaient revêtir certains des édifices qualifiés de bastides dans les sources du XIVe siècle. Les sources écrites relatives au Pont l'Abbé, nommant indifféremment la construction de "bastide", de "forteresesce" ou de "chastel", sont à ce titre suggestifs d'indécision lexicale. D'autres documents comptables, évoquant cette fois la fortification de la "ville" du Pont l'Abbé, permettent même d'entrevoir l'existence d'un ensemble défensif comprenant tout ou partie du bourg voisin. Si la notion de bastide pouvait, dans son acception la plus restreinte, ne désigner que de modestes bastions défensifs, elle s'appliquait aussi à d'importants ensembles fortifiés (TRANSFERT DE PHRASE, initialement ci-dessous). Concernant les Ponts d'Ouve, la mention de travaux effectués en 1439 sur un "château" comprenant "grosse tour et danjon" augmenté d'une "basse-cour", est également de nature à faire mieux évaluer la monumentalité de ces bastides.

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C'est pour partie dans le contexte de la vogue remarquable du principe de la tour maîtresse au sein des dispositifs militaires constitués au cours de la guerre de Cent ans qu'il conviendrait d'envisager la question, laissée de côté ici, des églises à clocher fortifié, voir même d'évaluer les origines de l'engouement pour les tours qui caractérise les constructions manoriales des XVe et XVIe siècles en Cotentin. Nous laissons également de côté la question des fortifications urbaines, dont l'essor remarquable au XIVe siècle nécessiterait aussi une étude à part entière.

Julien Deshayes,  avril 2005

(tous droits réservés, Pays d'art et d'histoire du Clos du Cotentin)

 

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